Sami Frey's monologue about the young girls who lived in the flat next to his and who forced him to move out.
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Michel Zumkir: Le Carnet et les Instants: Le déménagement est un monologue. L'avez-vous écrit pour quelqu'un en particulier?
Chantal Akerman: Je l'ai écrit pour Sami Frey, en pensant à lui. J'avais d'abord écrit autre chose. Je tournais autour mais je n'y arrivais pas, je n'aimais pas. Puis tout d'un coup j'ai mis la première phrase, et la deuxième, et la troisième et le reste est venu en deux ou trois jours. Au début Sami Frey pensait que c'était trop léger comme texte. Il ne s'était pas rendu compte de la gravité. Finalement il a accepté. On en a fait un téléfilm.
Qu'est-ce que cela veut dire, écrire en pensant à Sami Frey?
C'est compliqué à dire car je le connais depuis tellement longtemps. Je l'ai tellement intériorisé. C'est vraiment un ami intime. Il est plus âgé que moi mais quand je pense à lui, j'y pense comme à mon petit frère. Il est en moi. Je sais comment il parle, comment il dit les choses. Je n'ai pas pensé à quelque chose de précis, c'est à lui que je pensais. À lui en entier. Quand vous ne connaissez un acteur que par ce qu'il est à l'écran, alors là vous écrivez par rapport à une voix, à des gestes, à une image... Pour Sami, j'ai écrit à un ensemble qui qui est mon ami. Je n'arrive plus à savoir ce que j'ai ressenti les premières fois où je l'ai vu. Ça fait tellement longtemps. Cela remonte à 1974.
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Dans Le déménagement il y a une écriture fort répétitive comme celle que vous avez utilisée pour le court métrage destiné à Amnesty International.
Pour Amnesty International, c'était un autre type de répétition. C'é tait plutôt un poème ou une sorte de pièce de musique. J'utilise les mots « sang », « tuer »... Dans Le déménagement, c'est plus rigolo la manière dont j'utilise la répétition. Les mots sont davantage ceux du quotidien. Je n'emploie pas ceux qui normalement devraient émouvoir ou qui seraient directement liés aux affects. L'émotion est là quand même, mais par du plat. Cela me permet de laisser de la place aux gens. Si on met trop de grandes choses dans un texte, il n'y a plus de place pour l'autre. L'air de rien, alors que le monologue commence presque de manière comique, on est pris à la gorge à la fin? Mais il n'y a pas un mot pour le dire. On peut faire ressentir des choses très fortes en parlant soi-disant de presque rien. Ce presque rien qui est en fait presque tout.
Michel Zumkir1
« Déménager est toujours chez Akerman l'action pragmatique minimum qui creuse l'écart entre ce « pour soi » et cet « en soi », et permet à la parole de se glisser entre les deux pour en faire jouer toutes les différences. L'homme qui déménage se sépare des images aimées et arrive dans un espace sans raison, « parfaitement dissymétrique », une chambre qu'il devra meubler par la parole de ses projections. Il sonde d'emblée les bords de sa pièce, l'arpente en longueur et largeur pour en vérifier la déraison, passer chaque fois horschamp (on ne verra jamais les bords de cet espace) et reprendre sa place, sur une chaise près d'une baie vitrée. Fenêtre, frontières, parfois écran noir coupant le monologue, quelque chose d'une image potentielle circule autour de lui, un au-delà de la disparition où son hallucination pourrait s'abîmer avec son propre corps, comme Simon se découpant en noir devant le film adoré. »
Cyril Beghin2
- 1Michel Zumkir, « Chantal Akerman : le pari de l'écriture, » Le Carnet et les Instants, 83 (1994).
- 2Cyril Beghin, "Le Déménagement," dans Chantal Akerman: Autoportrait en cinéaste (Paris: Éditions du Centre Georges Pompidou/Éditions Cahiers du cinéma, 2004), 207.