← Part of the Collection: Michel Khleifi’s Fertile Memory

Fragments d’une discussion autour La mémoire fertile

Michel Khleifi, Johan van der Keuken et Boris Lehman

Johan Van Der Keuken : Je suis extrêmement ému par La Mémoire fertile que je considère comme l’un des plus beaux films que j’ai vu depuis longtemps. C’est une œuvre qui sonne juste.Ce film nous montre une façon différente de parler de la politique et je crois que précisément le cinéma a besoin d’inventer d’autres manières plus humaines, plus axées sur la pratique quotidienne des gens, pour introduire les thèmes politiques et notamment, la question palestinienne qui plus que jamais est explosive. Je crois qu’ici on ne peut s’empêcher d’apercevoir la vérité à travers les choses qui nous sont montrées et nous sont dites, parce qu’elles sont intimement liées à l’expérience vivante des gens.

Michel Khleifi : C’est là exactement ce que j’ai tenté de faire. Et beaucoup de jeunes cinéastes, des cinéastes arabes surtout, ont ressenti que j’avais de filmer la réalité telle que je la sentais, sans schizophrénie. Car, tout au long du film, j’ai recherché dans tel geste, dans telle image, une vérité, une chaleur humaine profonde.

Le problème que nous avons à résoudre aujourd’hui – quand je dis « nous », j’entends les cinéastes du Tiers Monde –, est de relever à notre manière le défi qui nous est posé par la civilisation occidentale de nous y soumettre ou de trouver des voies nouvelles. Concrètement, la question qui nous est posée est la suivante : « suis-je obligé de passer par toutes les étapes de la société occidentale pour arriver à affirmer que je suis « moderne » ou bien puis-je rester tel que je suis, en prenant en considération les expériences collectives développées au sein des différentes civilisations occidentales et autres, pour effectuer le synthèse à partir de ma propre réalité ? Il nous faut (re)trouver notre propre équilibre en prenant conscience de notre passé et de notre présent, et sortir de ce sentiment d’infériorité qui nous afflige pour regarder l’être humain tel qu’il est. C’est fondamental pour nous ! 

Jacqueline Aubenas : Effectivement, ce qui me semble intéressant, c’est d’introduire le politique dans des domaines dont on l’exclut : les femmes et le quotidien. C’est précisément ce déplacement du discours qui constitue la force et l’intérêt du film de Michel Khleifi. Je me suis, néanmoins, posée quelques questions quant à la qualité de certains plans, la durée qui me semblait excessive, leur répétition. Me vient en mémoire, à titre d’exemple, la scène ou Sahar joue avec ses chats.

Khleifi :  Vous avez peut-être raison mais vos remarques me semblent dures à entendre parce que la séquence que vous mettez en cause ici (la deuxième de ce film) est l’une de celles où j’ai justement essayé de montrer l’occupation israélienne à travers la vie quotidienne de cette femme. En ce qui concerne la longueur du plan, c’est délibérément que je l’ai laissé s’installer alors que j’avais la possibilité de le « casser » en introduisant des contre-champs. Car, pour moi, chaque plan fait l’objet d’une décision. Ici, j’ai pris la décision de rester derrière Sahar et de ne jamais passer au contrechamp. Le seul contrechamp possible est en effet la terre, l’assise même de ces gens. Ce que j’ai essayé de montrer à travers cette séquence du quotidien, ce sont des éléments perceptibles en « off ». Ce mode de perception est fondamental pour moi, dans le sens où la grande occupation, l’ultime occupation, c’est l’occupation du quotidien.

Pourquoi, m’interrogiez-vous également, cette instance à répéter certains plans ? C’est à mes yeux, la question du rythme – du choix du rythme – constitue un choix politique. Je crois à la domination d’un rythme par un autre. Lorsque l’un domine l’autre, il lui impose son rythme propre. C’est pourquoi, à mon tour, j’ai essayé d’imposer dans mon film un rythme qui soit essentiel à ces gens-là.

D’autre part, à travers la répétition lancinante des paysages, j’ai voulu « en mettre plein la gueule » au spectateur en lui montrant cette terre, sa beauté, avec le risque calculé que cette vision ne soit perçue que comme « esthétiquement » belle, car pour moi, la terre est au centre des problèmes réels des êtres que je montre. Et j’ai voulu faire jaillir de ces images un sentiment d’universalité.

En ce qui concerne la solitude de cette femme avec ses chats, elle nous ramène également au concept d’universalité, universalité de la solitude dans le contexte paradoxal de la libération et du modernisme : la femme lutte pour se libérer mais cette libération la voue à la solitude ! De même que la société lutte pour le modernisme, mais le modernisme la voue à l’individualisme. Mon film se situe entre ces deux paradoxes limites : l’émotion collective chez la veuve et l’émotion individuelle chez l’intellectuelle ; chacune dans ses limites et ses contradictions. J’ai voulu communiquer cette dialectique au spectateur par le mouvement de va-et-vient que le film installe entre les deux femmes.

Serge Meurant : Avant de tourner La Mémoire fertile tu avais réalisé plusieurs reportages sur les territoires occupés et le Liban, pourrais-tu définir la différence de point de vue que l’on peut percevoir entre ces travaux effectués pour la télévision et le film qu’on vient de voir ?

Khleifi : Oui, notre point de vue de cinéastes était de rechercher des images autres que celles ramenées par les équipes de télévision à chaque événement politique dans les territoires occupés (manifestations, grèves, émeutes, etc.). Nous croyons, en effet, que ces images finissent par faire oublier l’essentiel : le sens de la lutte de ces gens. Les images d’information télévisées sont des images d’« effets », nous recherchions des images de  « causes ».

Cette discussion a eu lieu à la Cinémathèque royale de Belgique en 1982. Paru dans Johan van der Keuken : cinéaste et photographe (Bruxelles, Ministère de la Communauté Française, 1983).

Transcription : Michel Khleifi et Thierry Odeyn. Extraits choisis par Serge Meurant.

Ce texte a également fait partie de la publication Michel Khleifi, MÉMOIRE FERTILE / FERTILE MEMORY, compilée, éditée et publiée par Courtisane, CINEMATEK et Sindibad Films, publiée à l’occasion de la rétrospective Michel Khleifi à Bruxelles (26 septembre - 5 novembre 2019), une initiative de CINEMATEK et Courtisane. Exemplaires disponibles via Courtisane.

Un grand merci à Michel Khleifi

 

Milestones: Fertile Memory aura lieu le jeudi 18 mars 2021 à 19h30 sur Sabzian. Plus d’informations au sujet de la projection ici.

CONVERSATION
17.03.2021
FR EN
In Passage, Sabzian invites film critics, authors, filmmakers and spectators to send a text or fragment on cinema that left a lasting impression.
Pour Passage, Sabzian demande ` des critiques de cinéma, auteurs, cinéastes et spectateurs un texte ou un fragment qui les a marqués.
In Passage vraagt Sabzian filmcritici, auteurs, filmmakers en toeschouwers naar een tekst of een fragment dat ooit een blijvende indruk op hen achterliet.
The Prisma section is a series of short reflections on cinema. A Prisma always has the same length – exactly 2000 characters – and is accompanied by one image. It is a short-distance exercise, a miniature text in which one detail or element is refracted into the spectrum of a larger idea or observation.
La rubrique Prisma est une série de courtes réflexions sur le cinéma. Tous les Prisma ont la même longueur – exactement 2000 caractères – et sont accompagnés d'une seule image. Exercices à courte distance, les Prisma consistent en un texte miniature dans lequel un détail ou élément se détache du spectre d'une penséée ou observation plus large.
De Prisma-rubriek is een reeks korte reflecties over cinema. Een Prisma heeft altijd dezelfde lengte – precies 2000 tekens – en wordt begeleid door één beeld. Een Prisma is een oefening op de korte afstand, een miniatuurtekst waarin één detail of element in het spectrum van een grotere gedachte of observatie breekt.

index