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Entretien avec Michel Khleifi sur La mémoire fertile

George Khleifi et Roumeya Farah-Hatoum, Nazareth, sur le tournage de La mémoire fertile (1980)

Catherine Arnaud et Mouloud Mimoun : Ton film aborde le problème palestinien de façon totalement neuve, puisqu’il s’agit du portrait de deux femmes. Pourquoi ce choix et comment s’est élaboré le film ?

Michel Khleifi : De façon très naturelle : c’est le résultat de plusieurs années de travail, j’ai fait plusieurs reportages dans les territoires occupés, mais je dois dire aussi que le film m’a dépassé. Au fond, c’est quoi le problème palestinien, c’est le problème de l’oppression : une oppression qui domine le monde. Je me suis dit que c’était en parlant des plus opprimés que je parviendrai à donner une dimension au problème palestinien. J’ai pensé que la femme permettrait de faire ressortir toutes les contradictions.

D’autre part au niveau formel, ces choix que j’ai fait découlent d’une réflexion personnelle sur le constat d’échec du cinéma de gauche ou militant qui n’arrivent pas à produire de nouvelles dimensions. Un film que j’aime beaucoup, Ici et ailleurs, pose la problématique de l’hypocrisie de ce cinéma mais sans plus; moi j’ai voulu aborder concrètement le problème en donnant la parole directement à ces deux femmes. Car souvent on dessert finalement les gens que l’on voudrait servir : c’est ce phénomène qu’a très bien décrit Chris Marker dans ce film merveilleux Le fond de l’air est rouge où il démonte les mécanismes de ce cinéma, je voulais refléter une réalité profonde: il y a des gens qui luttent avec leur corps et leur âme en Palestine, mais ces gens-là sans ces deux femmes ne sont pas grand-chose car les deux femmes sont la majorité : je voulais que cette majorité parle, qu’elle voit elle-même ses contradictions pour réinventer de nouvelles formes de résistance. D’autre part lorsque je pense au cinéma militant, je crois que souvent il faut du militantisme-porno car à force de filmer la guerre, on démystifie le militantisme car on montre l’horreur et on inculque la peur démobilisante. D’autre part, je ne voulais pas faire un film sociologique national : je voulais au contraire que l’ennemi ait peur d’une dimension métaphysique, pour montrer que de toute façon, malgré toute sa force, sa technologie, il y a une fertilité de la mémoire et de la résistance du peuple que des milliers de bombes ne suffiraient pas à tuer. Pour moi le militantisme, c’est donner un espoir et une force créative aux gens, mais je tiens à préciser que je tiens à la pluralité du cinéma, des démarches.

Concrètement, avant même de parler avec les deux femmes, j’avais écrit des séquences : tenant compte d’une réalité que je connaissais et de ma propre subjectivité. Je me suis rendu compte que beaucoup de ce travail préalable est resté après le tournage : ce que j’ai recherché finalement c’est une quotidienneté « chargée » : j’ai alimenté une fiction avec la réalité.

Et techniquement, comment se sont passées les choses lors du tournage, comment es-tu parvenu à concilier les exigences de cinéaste et les exigences de ces deux femmes ou leurs réticences ?

En ce qui concerne le personnage de l’écrivain, Sahar, c’est elle qui a déterminé et sélectionné les différents espaces où elle est filmée; j’ai composé avec cette donnée tout en essayant de m’exprimer moi aussi en tant que cinéaste dans cet espace imposé.

D’autre part, comme le non-dit est très important en ce qui concerne son discours c’est là que j’ai dû faire intervenir ma personnalité de cinéaste pour tenter d’exprimer ce non-dit. J’ai voulu que la caméra soit au maximum à sa hauteur et souvent plus bas, j’ai voulu faire un film « pour » elle et non « sur » elle, ce qu’elle redoutait. Elle ne voulait pas d’un film « sur » elle. D’autre part, j’essayais d’exprimer les « coincements » de sa situation, et au cinéma ça donne le cadrage d’un cadrage etc., pour le personnage de la veuve Roumia, il s’est agit d’un tournage beaucoup éclaté.

Parle nous de ces « coincements » que vivent les personnages.

Sahar comme Roumia sont coincées par la société dans laquelle elles vivent mais elles vivent différemment ce coincement. Sahar possède le discours, l’autre non. Roumia existe mais sans se définir en tant qu’individu. Toutes les deux sont frustrées par l’histoire, l’intellectuelle l’est peut-être doublement dans la mesure où elle a conscience de cette frustration, celle d’une solitude imposée par sa situation de divorcée.

Roumia assume sa solitude sans amertume depuis son veuvage parce qu’elle a décidé d’elle-même qu’il ne pouvait pas en être autrement. Les paroles de l’une coincent celles de l’autre, et j’ai tenu à ce qu’il en soit ainsi, à ce que le film fonctionne ainsi, afin que le spectateur réagisse par rapport à cela, qu’il participe aussi activement au film, qu’il devienne complice.

Quels sont les cinéastes que tu admires le plus ?

Les cinéastes qui m’ont marqué sont ceux qui en général font un travail sur la libération du langage cinématographique, le premier c'est Pasolini puis Kurosawa pour sa force émotionnelle et son amour des personnages. Godard pour sa rigueur d'analyse, A. Penn pour l'engagement physique de l'émotion, il y en aurait beaucoup d'autres.

Ce texte est paru dans Les 2 écrans, janvier 1981.

Ce texte a également fait partie de la publication Michel Khleifi, MÉMOIRE FERTILE / FERTILE MEMORY, compilée, éditée et publiée par Courtisane, CINEMATEK et Sindibad Films, publiée à l’occasion de la rétrospective Michel Khleifi à Bruxelles (26 septembre - 5 novembre 2019), une initiative de CINEMATEK et Courtisane. Exemplaires disponibles via Courtisane.

Un grand merci à Michel Khleifi

 

Milestones: Fertile Memory aura lieu le jeudi 18 mars 2021 à 19h30 sur Sabzian. Plus d’informations au sujet de la projection ici.

CONVERSATION
17.03.2021
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