De la réalité à la fiction – de la pauvreté à l’expression
En 1948, deux événements majeurs se sont déroulés au Moyen-Orient : la création de l’État d’Israël et le début de la tragédie palestinienne. Depuis, deux réalités différentes ont évolué : l’État d’Israël est devenu une puissance régionale dotée d’un arsenal militaire, économique et technologique remarquable; tandis que la cause palestinienne a continué à se marginaliser au sein du monde arabe, lui-même en proie à des guerres civiles et à des régimes militaires ou monarchiques qui continuent de priver le peuple de ses droits démocratiques fondamentaux. L’intensité des luttes acharnées au Moyen-Orient a toutefois contribué au changement radical qui s’est opéré lentement et progressivement après la guerre d’octobre 1973, avec la visite du président Anwar al-Sadat à Jérusalem en 1977, puis au milieu des années 1990, la signature d’un traité de paix entre certains pays arabes et l’État d’Israël. Ce développement a été considéré par certains comme une capitulation et par d’autres comme un choix stratégique destiné à remédier à la situation et à stabiliser le Moyen-Orient.
Après la guerre du Golfe (1990), l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) et l’État d’Israël ont lancé des négociations et des traités de reconnaissance mutuelle. Par la force de l’histoire, ces deux entités, autrefois ennemies, sont devenues des alter ego et sont maintenant, peut-être, partenaires, pour le meilleur ou pour le pire. Dans ce contexte de colère et de révolte, j’ai commencé ma carrière au début des années 1980. C’est le résultat de mon expérience personnelle, politique et culturelle, qui a été influencée par mon enfance à Nazareth dans les années 1950 et 1960 – un endroit qui, pour moi, était un ghetto au cœur de la Galilée sous le régime israélien. À cette époque, nous étions coupés du monde arabe, chaque opinion progressiste était réprimée par le pouvoir militaire et notre peuple était dispersé parmi les pays arabes. Le programme d’enseignement avait été revu, reformé et imposé par le nouvel État. Pour nous, c’était une période de peur et d’isolement, voire de solitude.
Mon premier point de repère culturel a été la découverte de la poésie, du théâtre et de la littérature chez des écrivains remarquables tels que Pablo Neruda, Federico García Lorca, Nazim Hikmet, Paul Eluard,
Vladimir Mayakovsky, Emile Zola, Victor Hugo, O’Henry, Bertolt Brecht, August Strindberg, Henrik Ibsen, Anton Chekhov et d’autres, sans parler des poètes et des écrivains arabes dont les œuvres nous parvenaient de temps à autre. Tous ces écrivains et poètes nous ont fourni de petites fenêtres sur le monde et un espoir de liberté dont chaque personne a besoin pour humaniser sa vie quotidienne et la rendre plus supportable. À l’époque, dans l’unique salle de cinéma de Nazareth, nous partagions avec les spectateurs le plaisir de regarder des films hollywoodiens des années 1950 et 1960, avant l’émergence de la télévision, qui allait finalement clore cette magnifique fenêtre de rêves. En fait, même maintenant, quand j’aperçois un film de cette période, je me sens redevenu un enfant et je réalise l’impact de ces productions sur ce qui est fait aujourd’hui.
Dans ce contexte, la guerre israélo-arabe de 1967 a eu des conséquences négatives pour les sociétés arabes en général et en particulier pour la société palestinienne et, plus tard, pour la société israélienne également. Ce n’est que maintenant que nous avons pris conscience des conséquences négatives de cette guerre, qui a vu Israël vaincre toutes les armées arabes et occuper un vaste territoire, l’obligeant à diriger une grande population civile. La guerre de 1967 a réuni le territoire palestinien et ouvert notre société au monde arabe après vingt ans d’isolement. La situation est devenue explosive et révolutionnaire. L’OLP s’est affirmée aux niveaux politique, militaire et idéologique et son influence est donc devenue grande. Grâce au rapprochement de la plupart des intellectuels arabes et palestiniens, une culture de l’OLP a ainsi émergé. La littérature, la poésie, le cinéma et les expressions folkloriques faisaient partie des activités privilégiées par l’OLP afin de renouveler une identité arabo-palestinienne.
La guerre de 1967 a vu la fin de l’innocence alors que commençait l’ère des fondations politiques et nationales. C’était aussi une époque révolutionnaire dans le monde entier: la guerre du Vietnam, les mouvements en faveur de la démocratisation dans le bloc de l’Est, la vague de protestation aux États-Unis et la période d’après 1968, qui ont ouvert la voie à une véritable révolution culturelle en Europe.
Après 1967, je me suis rendu compte que sans un véritable mouvement culturel, qui prônerait un profond changement de notre pensée et reconnaîtrait l’individu en tant que citoyen dont les droits seraient préservés au sein des structures des États arabes existants et à venir (État palestinien, par exemple), l’espoir d’une société émancipée resterait un rêve lointain. J’ai également pris conscience de la nécessité de décoloniser l’action culturelle de la domination du discours politique et idéologique. Comment pouvons-nous créer une culture qui puisse conserver en elle sa propre originalité et spécificité, tout en restant universelle ? Comment pouvons-nous créer un cinéma pouvant véhiculer l’expérience humaine palestinienne verticalement (historiquement) et horizontalement (sur la base de la réalité quotidienne des gens) ? Existe-t-il vraiment une « culture des pauvres » et si oui, comment la protéger ? Ces questions me préoccupaient avant de partir pour la Belgique au début des années 1970.
Au cours des années 1970, le cinéma palestinien était l’expression politique de l’OLP. Ces films avaient principalement pour sujet les événements vécus par les populations palestiniennes en Jordanie jusqu’en 1970, et au Liban par la suite. Vers la fin de la guerre civile au Liban, ce cinéma s’est lentement éteint sans avoir jamais brillé, car son rôle a été repris par des caméras de télévision qui se sont précipitées pour filmer le Moyen-Orient. En ce qui me concerne, la cause palestinienne était juste, mais la façon dont elle était combattue ne l’était pas. Nous devions fournir au monde une autre façon de parler de nous. À l’époque, nous avions l’idée simpliste que le monde était contre nous et que les sionistes étaient partout. Dès mon enfance, j’avais un point de vue spécifique et je voulais qu’il soit au cœur de mon expression cinématographique : la force d’Israël provient de notre faiblesse, et notre faiblesse ne provient pas de la force d’Israël, mais des structures archaïques de la société arabe, du tribalisme, patriarcat, de la religion et vie en communauté où la personne n’est pas reconnue comme individu, de l’absence de droits pour les hommes, les enfants et surtout les femmes.
Ce sont les axes autour desquels je voulais organiser mon travail. En protégeant l’individu contre divers régimes d’oppression, le monde arabe se dotera d’une nouvelle culture; en nous dirigeant vers d’autres
individus, avec toutes les contradictions possibles, mais aucune peur, nous retrouverons notre foi dans le passé, le présent et l’avenir de notre destin commun. En ce qui concerne la confrontation avec Israël, c’est autour des principes des droits de l’homme qu’elle doit être réglée. Personne ne devrait compromettre ces droits légitimes ou le principe de l’égalité devant la loi. Dorénavant, notre vie quotidienne devrait s’organiser autour du droit civil et non des lois issues des mythologies religieuses et archaïques.
Faire un film sur ou pour la Palestine n’est pas une tâche facile. On est confronté à de nombreux éléments internes et externes de nos multiples histoires: une histoire définie différemment par différents peuples – Israéliens ou Palestiniens, Juifs ou Arabes, Judéo-chrétiens occidentaux ou Musulmans. On est confronté à des machines de guerre commerciales, technologiques, idéologiques et historiques. Nous, citoyens maudits de ce monde sous-développé, de ce tiers-monde de misères, que pouvons-nous faire ? Nous devons continuer à produire, créer et lutter pour la vie. Nous devons faire partie des mouvements intellectuels les plus dynamiques et les plus progressistes, qu’ils soient culturels, esthétiques ou philosophiques. Nous devons nous approprier le monde, le prendre en charge. La pensée ne reconnaît pas les frontières, elle est aussi libre que le vent, prête à abandonner toute langue ou région si elle est vaincue par la répression.
Mes films font partie d’une école de pensée qui tente toujours de libérer les langues de leurs systèmes dirigeants, qu’ils soient idéologiques ou commerciaux. Mes racines cinématographiques sont issues de l’histoire du cinéma direct, ancrée dans la réalité des gens. En tant que cinéaste, je voulais atteindre un langage cinématographique universel. Un siècle après l’invention du cinéma, nous devons aller au-delà des différences, des tendances et des écoles de cinéma. Nous ne pouvons pas séparer le documentaire du film de fiction. La question que je me pose moi-même est la suivante : comment puis-je gérer, avec le son et l’image, un film qui intègre le théâtre, l’action théâtrale et le reportage dans une même œuvre ? N’oublions pas que je viens de la couche pauvre du tiers-monde. La
« culture des pauvres » a donc toujours été dans mon esprit, me poussant à trouver des solutions pour être créatif. Peut-être que notre point de vue pourrait combiner tout cela parce que regarder est une façon de penser le cinéma comme un écrit. La littérature peut combiner toutes ces notions. Dans un roman, une description documentaire peut suivre une scène de fiction, puis évoquer poétiquement un détail: la lumière, la couleur et le mouvement, sans créer de problème pour le lecteur. Je pense que dans notre cas, la seule façon de confronter le pouvoir du cinéma commercial est d’utiliser une caméra comme un stylo. Afin de développer ce concept, je devais poser plusieurs questions :
I. Qu’est-ce que le « cinéma direct » ? Les réalisateurs Robert J. Flaherty, Dziga Vertov, Joris Ivens, Henri Stork, Alain Resnais, Chris Marker, Jean Rouch, Jean-Luc Godard sont-ils tous ancrés dans la réalité ?
II. L’obsession de l’objectivité présentée par les reportages télévisés résiste-t-elle vraiment à l’examen?
III. Qu’est-ce que la subjectivité et comment se manifeste-t-elle? Est-ce dans la vision collective d’une équipe, d’un point de vue philosophique, social, culturel ? Est-ce dans l’aspect technique d’un
médium, dans l’encadrement, dans le stock du film, dans la bande son ? Ou est-ce avec le journaliste ou le réalisateur qui agit en tant que mandataire du spectateur, est-ce qu’il / elle comprend le langage du film ?
IV. Quelles sont les limites et les atouts du cinéma militant et comment les jeunes réalisateurs, sans moyens financiers, parviennent-ils à filmer la réalité comme si elle était une fiction ou une fiction comme si elle était une réalité, comme avec le néo-réalisme, la Nouvelle Vague, le cinéma brésilien Novo, et le cinéma américain indépendant ?
V. Comment la poésie est-elle utilisée par différentes écoles cinématographiques ? Pour les réalistes italiens Roberto Rossellini, Vittorio de Sica et Cesare Zavattini, la poésie sert de sujet; dans les films de Pier Paolo Pasolini, le sujet sert la poésie du réalisateur; chez Andrej Tarkovski et dans les films des frères Taviani, la poésie est un sujet spectateur; dans le cinéma né du Nouveau Roman français – Marguerite Duras, Alain Robbe-Grillet, ClaudeSimon, Alain Resnais – la poésie est la perversion.
Toutes ces questions m’ont conduit à une conclusion : l’expression cinématique est en soi une logique de la narration. Elle doit raconter une histoire et chaque histoire est le résultat d’un discours subjectif, qui provient d’un individu. J’ai décidé en tant qu’individu libre de consacrer mon travail à montrer l’expérience palestinienne selon ma perception du monde, à travers le cinéma... parce que ces questions m’avaient appris à regarder un film pour regarder la réalité, entendre des voix et des résonances afin d’écouter les cris et les joies des gens. Regarder et écouter, comme disait Godard.
Mes années d’apprentissage
Entre 1977 et 1980, j’ai participé à la réalisation de plusieurs documentaires en Palestine / Israël avec André Datervelle pour la télévision belge. À cette époque, les documentaires qui étaient réalisés s’ancraient essentiellement autour de la voix d’un journaliste, lisant un commentaire analysant le sujet et l’illustrant par des images. Ces séquences étaient ponctuées d’entretiens politiques. Dès le début de mon premier film télévisé, la voix off a été réduite. J’ai diminué le discours des politiciens et je me suis concentré sur des situations puissantes. Cela exprimait la complexité de la réalité. Je donnais la parole aux personnes qui vivaient l’événement. Après le premier documentaire, j’ai eu le sentiment que la logique de la télévision se limitait à l’événement et n’était pas en mesure d’approfondir le sujet pour voir et entendre les raisons cachées de ces événements. Le sujet était toujours « couvert » au lieu d’être révélé pour montrer les racines des événements. C’était (et est) l’énorme contradiction des films de télévision.
D’autrepart, l’individu a toujours été présenté comme une abstraction : le Palestinien, l’Israélien, l’armée, les feddayin (combattants de la liberté). Qui sont-ils ? Comment vivent-ils, à quoi pensent-ils, rêvent-ils, espèrent-ils ou désespèrent-ils ? D’où viennent-ils et où vont-ils ? L’idée de La mémoire fertile (1980), mon premier film, découle de ces questions. Je pensais que si je voulais faire un film sur ma société, je devais poser des questions sans compromis : si les Palestiniens sont les victimes des Israéliens, alors qui sont ces Israéliens ? Il sont les victimes de la répression inhumaine qui sont ensuite devenues les persécuteurs du peuple palestinien. Mais les Palestiniens sont-ils seulement des victimes ou sont-ils à la fois victimes et bourreaux ? Sont-ils aussi des persécuteurs à leur tour ? C’est le cas vis-à-vis des femmes et des enfants ... Tout est relatif, et le seul fait de déterminer les torts causés ne montrera pas qui est la victime ou le bourreau. Nous ne pouvons atteindre la vérité qu’en dénonçant la logique et les systèmes qui nous transforment en victimes et persécuteurs potentiels.
C’est ainsi que j’ai décidé de faire un film pour – et non pas sur – les femmes de Palestine, et par leur intermédiaire, un film pour la Palestine. Dans La mémoire fertile, la Palestine – son histoire, sa réalité, son avenir et ses contradictions – apparaît à travers le portrait de deux femmes presque marginales aux yeux de la société : une veuve et une écrivaine. Elles deviennent l’archétype des expériences de leurs peuples. Voici comment une société oppressée opprime la moitié de sa population. La mémoire fertile était pour moi un regard du présent sur le passé pour un avenir meilleur. J’ai essayé de tirer les scènes du réel dans la vie quotidienne vers la fiction en explorant les mondes extérieur et intérieur des deux femmes. J’ai ainsi supprimé les frontières entre réalité et fiction, document et narration. La Palestine n’est-elle pas l’essence du pays mythique, malgré sa réalité ?
Ce film a bouleversé le cinéma militant de l’OLP. Il a démontré qu’il est plus important de montrer l’état des choses qui mène au slogan politique plutôt que l’expression de ce slogan qu’est le discours politique. Pour la première fois, nous avons pu voir des femmes palestiniennes dans leur environnement privé, seules. Leur mémoire devenait sujet, puisqu’elles étaient elles-mêmes les sujets du drame de leur peuple. Ainsi, La mémoire fertile est imprégné de poésie palestinienne «de l’intérieur», comme plusieurs observateurs l’ont observé – c’est-à-dire de la société palestinienne au sein de l’État israélien.
Après avoir terminé ce film en 1981, les événements ont pris une tournure dramatique au Moyen-Orient : une guerre directe entre Israël et l’OLP au Sud-Liban, l’assassinat du président Sadate, des guerres civiles entre Palestiniens au Liban en présence des forces syriennes et israéliennes dans le sud, ce qui allait entraîner l’occupation de Beyrouth, provoquant le départ de l’OLP du Liban. C’est dans ce contexte de nouvelles défaites que j’ai commencé à écrire Noce en Galilée (1987). À cette époque, les producteurs ne voulaient que des scénarios écrits sur le modèle américain, avec une fin heureuse. Sans succès, je recherchais une équipe de production pour travailler sur un projet intitulé Une saison en exil, qui aurait représenté une continuité esthétique et dramatique à La mémoire fertile. C’était la description d’une jeune femme palestinienne qui avait fui son village pour suivre son amoureux en Europe. Pour Noce en Galilée, l’idée m’est venue à travers l’histoire d’un charlatan confronté à un couple de jeunes mariés incapables de faire l’amour la nuit de leur mariage, créant une tension insupportable dans un village. De cette idée, j’ai écrit une tragédie moderne dans laquelle deux « dieux » se font face, représentant deux systèmes, militaire et moderne, l’un du gouverneur militaire israélien et l’autre de l’autorité patriarcale et archaïque du Mukhtar palestinien, le maire du village. Alors que chacun essaie de tirer son destin vers lui-même, le destin de la population du village qui est en jeu. Alors qui va gagner ?
Dans ce film, pour lequel j’ai également écrit le scénario, je voulais effacer les frontières entre fiction et réalité. Les personnages venaient de mon imagination, mais ils étaient interprétés par des non-professionnels choisis pour leur ressemblance fictive avec les personnages du scénario. Ici, je m’intéressais au thème de la résistance et de la joie sous l’occupation. J’ai essayé de multiplier les points de vue, du réalisme au formalisme, en passant par le documentaire et le théâtral. L’immanence écrasante de la société palestinienne et son ancrage dans la réalité verticale, dans la réalité historique et culturelle de cette terre – il fallait le montrer. Je devais aussi me concentrer sur les éléments visibles de la confrontation (Israéliens / Palestiniens, soldats / civils, pouvoir / émotions, etc.) et sur d’autres éléments invisibles (vieux / jeunes, hommes / femmes, sexualité / traditions, symboles / besoins). En limitant le drame à un espace lieu et un espace temps, je voulais m’attaquer à la rigidité manichéenne de la pensée. Sergei Eisenstein a dit un jour : « Vous pouvez trouver la complexité du monde dans une goutte de rosée », alors comment pouvons-nous décrire une réalité aussi formidable que celle du Moyen-Orient ?
Ce film a été tourné à une époque très confuse, lorsque les protagonistes du drame ne savaient pas où ils se dirigeaient (entre 1983 et 1987) : tous les chemins étaient ouverts. Avant la tempête, il y avait une sorte de calme : le film a été achevé et projeté à Cannes six mois avant le début de la première Intifada, tandis que trois ans plus tard, c’était au tour de l’Opération Desert Storm de commencer à détruire le Moyen-Orient.
Noce en Galilée a eu un impact incroyable. Outre les nombreux prix internationaux qui lui ont été décernés, il a été présenté dans le monde entier, suscitant des débats passionnants et provoquant des spectateurs à chaque projection. Certains pouvaient percevoir à travers ce film la possibilité d’une coexistence au Moyen-Orient, d’autres le considéraient comme une œuvre poétique et humaniste, d’autres encore comme une dénonciation de l’archaïsme de la société arabo-palestinienne. Je pense qu’avec ce film j’ai suivi ma voie : faire des films qui posent des questions plutôt que des films qui donnent des réponses. Je pense sincèrement que les questions génèrent la vie et répondent à la mort. Je crois toujours au spectateur actif et jamais au spectateur passif. Toutes les lectures sont correctes mais elles sont toujours incomplètes, comme la vie elle-même. Alors que les poètes palestiniens m’avaient inspiré dans la réalisation de La mémoire fertile, j’ai lu presque toutes les nouvelles et tous les romans palestiniens avant d’écrire Noce en Galilée. Le film fait référence aux œuvres d’Emile Habibi mais surtout à celles de Mohammed Naffa etc. Mais le poète qui m’a le plus influencé dans l’écriture et la réalisation de ce film a été Yannis Ritsos, le grand poète grec qui est décédé il y a quelques années.
À la fin du film, les villageois palestiniens descendent dans les rues et se rebellent contre l’occupation militaire. Six mois après la première projection mondiale de ce film au Festival de Cannes, où il a reçu le Prix international de la critique, le peuple palestinien de Gaza et, plus tard, de la Cisjordanie, s’est révolté et la première Intifada (1987-1994) a enflammé le pays.
Je pense que beaucoup de gens ont vu dans le film une lueur d’espoir dans la sombre et violente réalité des premières années de l’Intifada. Tant mieux. Mais je ressentais déjà l’urgence de faire quelque chose qui raconterait la souffrance du peuple de l’Intifada : familles, femmes, hommes et surtout des enfants qui mouraient sous les balles de l’armée.
En 1988, je venais de terminer une adaptation à l’écran du premier roman d’un ami belge, Jean-Luc Outers, L’Ordre du jour, qui traitait de la bureaucratie, de l’individualisme et de la corruption en Belgique, une approche que l’on pourrait appeler à la Kafka. J’étais enthousiasmé par l’idée de faire un film qui donneait une réflexion fictive et anthropologique sur la vie de cette classe bureaucratique, la plus grande classe dans les pays développés d’aujourd’hui. Je pensais filmer l’exil existentiel de l’individu européen à la fin du vingtième siècle. Cependant, l’urgence m’a poussé à mettre ce projet de côté et à me diriger vers Jérusalem pour tourner un nouveau film intitulé Le Cantique des pierres.
Le projet initial consistait à mener une enquête poétique et impressionniste à partir des portraits de certains des enfants tués par la répression israélienne. Encore une fois, j’ai dû aller au-delà des images réductrices véhiculées par les nombreux reportages télévisés internationaux, notamment ceux de CNN. Les Palestiniens avaient déjà un discours automatique, une sorte de langage « prêt-à-porter » pour les journalistes. Là, j’ai inversé le problème et j’ai commencé à filmer le thème du sacrifice en tant que sujet de l’Intifada. C’était une approche universelle, puisque le sacrifice fait partie de toute expérience humaine. « Tout le monde sacrifie toujours quelque chose », dit le protagoniste masculin, « quel qu’il soit – famille, proches, enfants, travail – chacun doit sacrifier un peu de sa dignité et de sa liberté ». Ainsi, au lieu de parler des morts en tant que martyrs, une idée frôlant le fascisme, je voulais souligner leur valeur universelle, comprendre leur mort comme une forme de sacrifice.
Tout d’abord, j’ai écrit un dialogue poétique à deux voix : elle et lui. Tandis que je l’écrivais, j’ai réalisé qu’il y avait quelques similitudes avec Hiroshima mon amour de Marguerite Duras, adapté dans un film exceptionnel d’Alain Resnais. J’ai réfléchi à cette ressemblance et j’ai compris que le Moyen-Orient et la Palestine, détruits par la guerre, ressemblaient à l’Europe de l’après-guerre à la fin des années 1940. Des villes et des villages, des terres, des maisons et surtout des âmes détruits. Cinquante ans de guerre plus tard, c’est plus ou moins l’équivalent de plusieurs explosions atomiques. Pourquoi ne pas avoir les références littéraires et cinématographiques de Hiroshima mon amour ? En outre, c’était un moyen d’attirer l’attention sur le fait que Marguerite Duras avait toujours pris une position obstinément pro-israélienne, même pendant l’invasion du Liban et l’occupation de Beyrouth en 1982. Parler de Hiroshima, c’est aussi rejeter toutes les situations de violence et de répression partout dans le monde. C’est défendre toutes les revendications de dignité et de liberté qui se manifestent partout dans le monde et être solidaires de ces revendications. Vous ne pouvez pas être sélectif lorsqu’il s’agit des implications posées par ces questions. Le film a été projeté à Cannes et, comme prévu, a suscité de vives discussions et débats.
Après la guerre du Golfe, j’ai réalisé mon premier film belge. Le sujet, l’emplacement et les personnages sont tous issus du roman de mon ami Jean-Luc Outers. Comme je l’ai expliqué, il s’agissait d’un regard presque anthropologique sur les bureaucrates de la fin du siècle. Un critique a écrit ce qui suit : « Le film jette un regard critique et ironique sur notre monde occidental en mutation... à travers une étude poétique et lyrique sur nos sociétés bureaucratiques où l’absurdité surréaliste se mêle souvent à la réalité.» Je ne m’attarderai pas sur ce film, qui reste à ce jour un souvenir douloureux pour moi : j’ai découvert par le biais du rejet irrationnel de ce film que la société européenne refuse, de manière intolérante, tout point de vue extérieur sur sa propre réalité. Il me semblait que l’opinion dominante (« qu’est-ce qu’un cinéaste arabe a à voir avec cela ? ») était semblable au refus brutal, qui est aussi une forme de censure de la plupart des régimes arabes, de mes films et envers Noce en Galilée en particulier. Les deux côtés sont similaires et déconcertants dans leurs attitudes : cette image ne nous ressemble pas! Les Arabes ne connaissent pas les problèmes réels d’une femme, le problème, par exemple, de la virginité ou les problèmes d’un homme face à sa sexualité. Et les Européens ne veulent pas que leurs systèmes bureaucratiques et gérés par l’État soient inspectés, les systèmes mêmes qui fournissent du travail à des dizaines de millions d’hommes et de femmes. Tous deux m’accusaient, chacun à leur manière, de leur être hostile. Les Arabes pensaient que j’étais trop occidentalisé et les Européens pensaient que moi, l’Oriental, les filmais sans amour. En d’autres termes, le film a été un coup dur pour moi; il était difficile de vivre avec, surtout quand il y avait un tel malentendu.
Et puis j’ai écrit Conte des trois diamants (1995), réalisé juste avant l’entrée d’Arafat à Gaza. C’était comme si nous prenions à nouveau le chemin de la Palestine en explorant un nouvel aspect de l’expérience humaine de la société palestinienne : le thème de l’enfance sous l’occupation et la violence, la nécessité de reconstruire le monde des enfants de Gaza et leur droit de rêver et d’être aussi libre que tout autre citoyen du monde qui revendique le droit à la vie. Une société ne peut être construite sans la créativité de ses enfants. Au Moyen-Orient, il est nécessaire de faire en sorte que les enfants, y compris les enfants israéliens, examinent l’histoire de leur région sur la base d’une tradition dans son intégralité : en d’autres termes, il faut leur faire comprendre que l’histoire de leur région leur appartient à tous. Ainsi, j’ai pu construire le scénario à partir d’éléments des traditions culturelles populaires et religieuses de la région : contes, livres saints, croyances populaires, jins, etc. L’espace historique ne peut être divisé en parties communautaires et confessionnelles – juives, chrétiennes, musulmanes – et j’ajouterais aussi l’athéisme, car je pense que tout le monde a le droit d’hériter de l’héritage culturel et historique de la région, y compris l’héritage pré-monothéiste d’hier et la laïcité d’aujourd’hui.
J’ai toujours travaillé sur le problème de la narration parce que je pense que cette identité doit être racontée. Regardez le rôle du cinéma américain dans la construction de l’identité nationale américaine. Pour Conte des trois diamants, je me suis mis au défi de produire un conte moderne en utilisant la forme traditionnelle du conte oriental. Le cinéma mondial, et en particulier le cinéma américain, s’appuie depuis le début sur la narration biblique (l’Ancien Testament) ou sur Mille et Une Nuits. Par conséquent, notre tâche était de croiser les ressources de notre imaginaire, cette dimension verticale de notre culture, avec la réalité que nous vivons de nos jours. Il en a résulté une histoire d’amour, avec une dimension fantastique, entre deux enfants de 12 ans, dans le contexte de la réalité crue de la maudite bande de Gaza.
En conclusion, je voudrais définir la relation complexe qui existe entre mon langage cinématographique et le langage politique dominant. Le langage politique dominant vise à déterminer une harmonie d’intérêts concrets. C’est un langage uniforme qui souligne la différence entre ce qui est similaire et ce qui est différent dans une zone géographique et économique très précise. D’autre part, mon action culturelle, et non le langage culturel, vise à libérer des espaces où chacun peut être ému, peut redécouvrir la nature des choses, s’émerveiller du monde, y penser et s’immerger dans le monde de l’enfance. Enfin, la politique exclut l’imaginaire, à moins qu’il ne puisse être utilisé à des fins idéologiques ou partisanes. Mais le monde culturel est constitué à la fois de réalité et d’imagination, deux éléments essentiels à la création de mes films. C’est comme une quête d’identité pour un enfant : il a besoin de ces deux niveaux – réalité et rêve – pour aborder la vie d’une manière équilibrée et non schizophrénique.
Ce texte est paru dans El Pais, février 1997.
Ce texte a également fait partie de la publication Michel Khleifi, MÉMOIRE FERTILE / FERTILE MEMORY, compilée, éditée et publiée par Courtisane, CINEMATEK et Sindibad Films, publiée à l’occasion de la rétrospective Michel Khleifi à Bruxelles (26 septembre - 5 novembre 2019), une initiative de CINEMATEK et Courtisane. Exemplaires disponibles via Courtisane.
Un grand merci à Michel Khleifi et Omar Al-Qattan
Image (1): Michel Khleifi, Ives Vandermeeren, Marc-André Batigne, Sahar Khalifa et ses filles sur le tournage de La mémoire fertile (1980)
Image (2): Michel Khleifi et Ives Vandermeeren sur le tournage de La mémoire fertile (1980)
Milestones: Fertile Memory aura lieu le jeudi 18 mars 2021 à 19h30 sur Sabzian. Plus d’informations au sujet de la projection ici.