Passage: Romain Lefebvre
Qu’appelez-vous position morale ? Les tenants du cinéma-vérité revendiquent également ce terme.
C’est une position avant tout faite d’amour. Donc, de tolérance, de compréhension. Donc aussi de participation. Vous voyez comment les choses se mêlent, se compliquent et deviennent toujours plus serrées, plus proches de ce que vous êtes vous-même, de ce que vous voulez vous-même. Du moment que vous éloignez de vous tout jugement, toute participation, toute sympathie, toute tolérance et dites « soyez comme vous êtes, je m’en fiche », ce n’est plus une position morale, c’est même une attitude très cynique (…) La tendresse, c’est la vraie position morale. Je ne sais pas reconnaître comme forme artistique quelque chose qui manque de tendresse (…) Aujourd’hui, l’art c’est la plainte ou la cruauté. Il n’y a pas d’autre mesure : ou l’on se plaint ou l’on fait un exercice absolument gratuit de petite cruauté (...) Mais se plaindre, ce n’est pas critiquer, qui est déjà une position morale. Du moment que vous avez découvert qu’on peut se noyer si on tombe à l’eau, et que vous plongez tous les jours des gens dans l’eau pour voir cette chose terrible et abominable que ceux qu’on plonge dans l’eau peuvent se noyer, je trouve que c’est absolument ignoble. Mais si, quand je me suis aperçu que les gens qui tombent à l’eau se noient, je commence à apprendre à nager pour pouvoir me flanquer à l’eau et les sauver, c’est alors une autre position. Et cela, je vous l’ai dit l’an dernier, m’a déterminé à ne plus faire de cinéma.
Roberto Rossellini1
Je découvre cet entretien à 21 ans, sur le chemin qui me conduit d’une cinéphilie classique, principalement américaine (pour ne pas dire hollywoodienne), vers un cinéma moderne et politique (cette découverte vient après celle d’Europe ’51, mais aussi des films militants tournés autour de mai 68). Peu importe si Rossellini exagère, si son constat manque de nuance : son mérite est de cristalliser une interrogation sur ce que l’on peut attendre au juste de l’art en général et du cinéma en particulier. Lui a tranché. Ce n’est pas une question de qualité d’image, d’écriture, d’originalité, de maîtrise : formellement irréprochable, un film n’est pas nécessairement aimable.
S’ensuit moins un partage évident qu’un problème constant. On n’est jamais sûrs par avance de ce que signifie pour un réalisateur ou une réalisatrice se mouiller, se mettre à l’eau, ou qu’il n'y ait pas quelque espérance démesurée dans l’idée qu’une œuvre puisse sauver qui ou quoi que ce soit. L’intérêt est ailleurs : lire qu’il est possible pour un cinéaste de changer de position, jusqu'à prétendre arrêter le cinéma, pour s'autoriser soi-même à recalibrer son regard, y introduire des critères où se joue le rapport de l’esthétique et d’un dehors.
De plus en plus concurrencé, le cinéma cherche de temps à autres à se distinguer en se faisant valoir comme art quand prévaudrait ailleurs l’information, la communication. Or, sans aller jusqu’à l’effrayante perspective d'un cinéma qui se voudrait « de solutions », la beauté d’un regard tient parfois à un désir de compréhension, de pédagogie, même à un amateurisme – à une manière d’ouvrir une image, de faire vaciller un plan pour y faire entrer les autres et le monde. C’est pourquoi il peut m’arriver, à quelques jours d’intervalles, d’apprécier Memoria d’Apichatpong Weeresethakul et Debout les femmes ! de Gilles Perret et François Ruffin, qui, loin de tout idéal formel, s’avance néanmoins sous les auspices d’une chanson de Bourvil, La tendresse.
La compréhension, qui n’est pas l'explication, implique bien sûr une part sensible, affective, et s’obtient à travers des choix esthétiques (on se rappelle une autre phrase de Rossellini décrivant le néoréalisme comme une position morale qui devient un fait esthétique). Quelques années plus tard, je découvre Jonas Mekas, et un texte de 1964 où il écrit « loué soit l’art inutile et désengagé », armé de la conviction qu’un « coup de pinceau peut faire plus que tout l’art social et moral » .2 Peu importe s’il exagère, je ne peux pas lui donner tort. Par-delà les jugements critiques demeure un mystère : ce que peut une image, sa façon de nous toucher consciemment et inconsciemment, et comment nous nous en emparons pour écrire une histoire personnelle et collective. Peu importe si certains exagèrent : ce sont eux qui font lever des questions que l’on oublie parfois de se poser dans les amphithéâtres des universités et qui, dans leurs excès, transmettent un désir.
- 1Roberto Rossellini, Le cinéma révélé, (Paris : Flammarion, 2008), 119-121.
- 2Jonas Mekas, « Sur l'engagement social, » Ciné-Journal (Paris : Editions Paris Expérimental, 1992), 128.
Image de La reprise du travail aux usines Wonder (Jacques Willemont, 1968)
Pour sa nouvelle rubrique Passage, Sabzian demande à des critiques de cinéma, auteurs, cinéastes et spectateurs un texte ou un fragment qui les a marqués.