Un petit moment de montage
Je vais tenter de décrire très précisément un petit moment de montage. Nous sommes lundi, le 6 février, il est onze heures et quart. L’endroit où nous nous trouvons depuis novembre est une pièce partiellement occultée dans une baraque située sur le terrain derrière les studios Cinetone de la Duivendrechtsekade à Amsterdam-Est ; l’intérieur y est d’un vert dur mais cependant indéfinissable ; l’extérieur, que l’on perçoit à travers la fenêtre, a ce côté pittoresque inconsolable d’un décor ayant servi à la réalisation d’un eastern voici déjà de nombreuses années. À la table de montage, on a le monteur, le coupeur, le cutter Jan Dop, qui, assis sur l’extrême rebord de son tabouret mobile réglable dévissé, très haut – à vrai dire presque debout –, a quelque chose d’un cavalier de film.
À ses côtés, légèrement en retrait, à moitié pendant, assis sur son bas-dos, déplaçant les jambes d’une table à l’autre, se balançant parfois dans la pièce avec agitation sur sa chaise tournante réglée considérablement plus bas, le soussigné. À l’arrière-plan grésille le percolateur hongrois de Jan, un instrument qui travaille intensivement et qui, dans sa forme générale, fait fortement penser à une locomotive à vapeur ; muni d’un solide sifflet à vapeur, il redonnerait une crédibilité nouvelle au décor derrière la fenêtre : un cantonnement dans la puszta où, à tout moment, peut éclater une violence stylisée. Excepté le montage, Jan et moi sommes occupés une grande partie de la journée par le percolateur.
Nous en sommes environ aux trois quarts de notre film sur les « Régions des Wadden », La jungle plate. Les premiers mois, nous n’avons fait qu’assembler des fragments épars, des clusters d’images et de sons, qui n’ont été placés que bien plus tard dans un certain ordre. Ainsi, nous avons approché de l’intérieur chaque bout de film au lieu de le tricoter d’un bout à l’autre. De cette manière, chaque séquence devient en quelque sorte son propre centre. Elle ne sera définie comme séquence-capitale ou séquence de liaison que plus tard, lors de la construction de l’ensemble. Ainsi, on obtient une construction dans laquelle tous les éléments sont traités avec la même intensité, car au départ aucun élément n’était subordonné à un autre. Cependant, maintenant que nous en sommes aux trois quarts du film, il ne reste que relativement peu d’éléments – durant le montage nous les avons réservés – ou tout simplement mis en attente, pour la dernière partie. Avec ce matériau plus ordonné, plus contrôlable, nous pouvons terminer complètement la construction du film et le fignoler ; le but est plus précis, nous tâtonnons moins que dans la période précédente. Le film est constitué de couches. Des couches de production naturelle auxquelles sont superposées des couches de production humaine. Un monde suffisamment menaçant a été mis en place, lorsqu’arrivent les vacances. Récréation. Il s’agit du seul passage filmé en noir et blanc à l’intérieur de l’ensemble coloré du film. Les vacanciers sont étrangers à ce territoire, ce sont de vieilles images quelque peu nostalgiques. Mais tout n’y est pas noir et blanc, de temps à autre l’image se colore, lorsque le rêve du vacancier devient la réalité d’un moment, comme la caravane fleurie fixe portant l’inscription « Eldorado », ou encore la dune agitée par le vent. Les vacances donc, une séquence qui d’après notre estimation devait durer 5 minutes, après quoi pourront vraiment se déchaîner les avions, les usines et les centrales atomiques. Un peu de répit, quelques moments de joie, quelques moments de jouissance opposés à ce monde indifférent.
C’est ce passage que Jan et moi sommes actuellement en train de ficeler. Nous sommes arrivés à l’image d’un couple relativement âgé, assis sur des chaises pliantes devant une tente qui claque au vent. Elle porte un petit chapeau mou et des lunettes solaires de fantaisie ; lui, coiffé d’un petit chapeau de paille, il ressemble étonnamment à W.C. Fields, mais en plus gentil. Depuis la tente nous parviennent les échos de « B.B. met R » dans l’interprétation communicative de Max Woiski. Le couple assis reste immobile tandis que la musique s’élance joyeusement contre le vent. Le plan suivant montre encore le couple, vu d’un peu plus près, toujours immobile et regardant gentiment l’objectif. La radio continue à jouer. La séquence suivante est encore plus rapprochée, l’homme parle et dit : « Lorsque nous sommes venus ici, il y a 40 ans, on voyait les phoques couchés sur le bas-fonds. Mais maintenant on ne les voit plus et nous trouvons cela tellement regrettable. » (La radio fait entendre des éclats de rire lors d’une conférence de Toon Hermans). « On voit aussi moins de petits lapins qu’avant », dit la femme, « mais ils sont plus apprivoisés. » « Oui », répond-il, « on les voit galoper en toute liberté, savez-vous, tout autour de la tente. » Tandis qu’il dit cela, il pointe une place qui doit se situer hors de l’image et immédiatement après on voit la caravane du nom d’Eldorado. Un enchaînement conventionnel, qui semble être un accrochage « fautif » : quelqu’un montre quelque chose du doigt et l’on fait voir ce qui est montré. Seulement le compte n’y est pas : l’homme montre en noir et blanc et la caravane est en couleur.
Après la caravane vient un autre plan du couple, cette fois en couleur. La tente-habitation devant laquelle il est assis semble d’un orange vif. L’homme poursuit son texte : « En fait, nous venons ici pour la nature. Tout ce que nous avons vécu ici à Ameland, c’est la nature, les oiseaux et les lapins, les dunes, la mer – tout ce que nous voyons ici, c’est pour nous ce qu’il y a de plus grandiose et de plus beau. » L’image orangée du couple est enchaînée à celles d’ammophiles brillantes et d’un large panorama des dunes, toutes deux en couleur. Le texte de l’homme se poursuit durant ces images.
Cet ensemble, nous l’avons déjà en boîte, cependant Jan et moi allons essayer de rendre les choses un peu plus compactes. D’abord, raccourcir un peu le texte : nous coupons les mots « autour de la tente ». Nous écoutons trois fois pour voir si le son s’enchaîne bien. « En fait, nous venons ici pour la nature » vient donc un peu plus tôt. L’image connexe, le plan orangé du couple, peut donc être quelque peu raccourci. Nous coupons aussi dans la séquence des ammophiles, de sorte que le passage de l’image du panorama de dunes vienne se situer précisément après la phrase : « Tout ce que nous avons vécu ici. » Pour maintenir le rythme, nous coupons aussi dans la séquence du panorama de dunes, ce qui rend le tout un peu plus intéressant, car le texte de l’homme est plus long maintenant que la durée des images, il déborde donc sur les images qui ont déjà été montées à la suite : une petite série de gros plans, en noir et blanc, de boîtes de bière en conserve et de bouteilles en plastique, à moitié enfouies sur la plage. Nous voyons la possibilité de faire coïncider ces images avec l’énumération de l’homme : « les oiseaux et les lapins, les dunes, la mer » – nous avons de nouveau un accrochage « fautif » : une énumération verbale accolée à une énumération visuelle ; seulement, ce que l’on cite ne correspond pas à ce que l’on voit.
Afin d’obtenir cette combinaison, nous coupons encore dans les séquences précédentes – orange, couple, ammophiles et panorama de dunes – de manière à ce que le texte arrive à se situer encore plus à l’arrière, précisément au-dessus des boîtes de conserves et des bouteilles. Après les boîtes de bière et les bouteilles, après le texte de l’homme, vient l’image d’une buanderie carrelée, au-dessus de l’évier dans lequel se trouve une bassine de linge sale, le robinet coule. L’image est statique, dure quelque huit secondes et est suivie d’une vue panoramique d’un horizon côtier, dans le lointain on voit une tour d’habitation et en avant-plan une énorme quantité de guérites portant de grands chiffres sur le dos : 2.432., 2.448, 2.352, etc... Nous décidons de laisser couler le son de l’eau du robinet à toute puissance sur ces guérites, en premier lieu pour rompre complètement, durant un instant, le naturalisme de ce « reportage », en second lieu pour laisser couler du robinet, par association, tous les chiffres des chaises, et cela au moyen d’un « effet » clair et relativement gros, qui est une autre variante de l’accrochage volontairement « fautif » que nous avons su voir dans les combinaisons montrées / Eldorado et énumération / boîtes de conserves. Il s’agit plus d’un principe de variante, parce que les guérites ne s’accordent pas à l’eau du robinet, ce qui dans les autres combinaisons était encore quelque peu le cas.
En fin de compte, sur le papier tout cela semble fort compliqué, c’est pourquoi rien ne vaut le médium film. Il est maintenant midi moins le quart. Durant cette demi-heure, faisant partie des 750 heures de montage nécessaires à La jungle plate, nous avons façonné, écourté, mis les textes en place d’une série de dix séquences, ayant une durée totale de 42 secondes. Tout en écrivant, j’ai clairement pris conscience du fait que ces 42 secondes sont sous-tendues constructivement par trois accrochages « fautifs », qui fonctionnent tous les trois de manière différente : le premier au moyen d’un court-circuit entre action et réalité-hors-de-l’image (montres / Eldorado), le deuxième par le biais d’un court-circuit entre ce qui est montré et ce qui est dit (boîtes de conserve et bouteilles / énumération faite par l’homme), le troisième grâce à la superposition de l’élément sonore et d’une image discordante (guérites / eau du robinet). Le troisième enchaînement n’a pas l’alibi du contenu, il est aussi le plus dur. Ainsi, dans ces deux secondes, nous assistons à une petite escalade qui se cache sous le contenu documentaire du film.
Pour bien faire, le film, qui dure une heure trente, devrait être analysé en son entier, d’une manière analogue. Allez-y donc voir. Le côté amusant de l’affaire, c’est que ces liens sont trouvés durant le travail grâce à un jeu attentif avec le matériau. Voilà peut-être pourquoi nous sommes capables de rester assis, durant 750 heures, sur ces chaises tournantes mobiles. Constamment s’ouvrent de petites perspectives inattendues.
P.S. La séquence avec Eldorado a malgré tout été déplacée par la suite... Maintenant l’homme montre les ammophiles. Cela rend plus sensible ce à quoi il pense lorsqu’il parle de la nature. L’enchaînement devient ainsi plus frappant, et nous pouvons mieux le mettre en relation avec notre série « boîtes de conserves », « bouteilles de plastique ». La séquence orangée du couple a été coupée entièrement ; la raison en est pratiquement la même : elle était un peu trop « spirituelle » et concurrençait les séquences en couleur des ammophiles et du panorama de dunes. Il nous faut nous brancher sur la longueur d’onde de la nature.
Ce texte a été initialement publié dans Skrien, avril 1978. Cette traduction est parue à l'origine dans Johan van der Keuken. Voyage à travers les tours d’une spirale, dans Les Dossiers de la Cinématheque, numéro 16 (Montréal : Cinémathèque Québécoise, 1986).
Images de La jungle plate (Johan van der Keuken, 1979)