Les vacances prolongées
De Johan van der Keuken
Les vacances prolongées de Johan van der Keuken est davantage le témoignage d’un combat contre la maladie qu’un testament. Lorsque le cinéaste apprend qu’il est atteint d’un cancer de la prostate et que ses chances de survie ne peuvent être évaluées, il est à Paris pour présenter un nouveau film et se sent en pleine forme. Lorsqu’il annonce ce diagnostic pessimiste à Nosh van der Lely, sa compagne de plus de trente ans, elle lui dit « Partons faire de beaux voyages ». Ils partent immédiatement, avec caméra et enregistreur, comme ils le font depuis des années.
Si l’on veut comprendre le sens de ces voyages, il faut avoir en mémoire d’autres circonstances où le cinéaste affronta la maladie et la menace de la mort. Dans un texte daté de 1985, intitulé « Envolons-nous ! », Johan van der Keuken écrivait : « Le 9 septembre 1985, il y a un mois, j’ai dû subir une opération assez menaçante. Pendant un bref instant, j’ai regardé par-dessus le bord du bol plein de vie grouillante. Les temps s’effacèrent et je vis la terre, sauvage et vide : la succession des générations dont nous émergeons et où nous disparaissons de nouveau, je n’en voyais rien... ». Il poursuivait : « La question est de savoir si notre culture sécularisée nous a mis en état de voir et d’affronter le Grand Vide, ou si elle nous a justement coupé des couches les plus profondes de l’existence, au-delà de la vie et de la mort. Avons-nous acquis une compréhension désolante ou perdu une compréhension
consolante ? »
Derniers mots. Ma sœur Joke (1935-1997) aborde avec infiniment d’amour et de tact ces interrogations. Les deux conversations filmées avec la sœur aînée du cinéaste, huit jours avant la mort de celle-ci d’un cancer, parlent du sens de la vie, de la métaphysique ou de son absence, de la vitalité, de la transmission des expériences et des consciences. Elles nous touchent par le sentiment de plénitude et de paix qui en émanent.
Les vacances prolongées n’ont pas une telle sérénité, mais le film est certainement nourri de cette admirable leçon de vie. Il s’organise autour de plusieurs thèmes : la confrontation avec les cancérologues au cours de l’évolution de la maladie, la recherche d’autres voies de guérison par le recours à la médecine tibétaine, l’interrogation sur la souffrance et la mort à travers la spiritualité du bouddhisme, l’autoportrait et la mise à l’épreuve de ses propres forces, le désir et l’amour, l’absence et enfin la nécessité de continuer à filmer pour exister. Les voyages ne constituent pas une fuite devant la menace du cancer, même si « parcourir le monde des hommes est une manière de se réconforter face au néant », comme le dit d’emblée le cinéaste. Johan van der Keuken est attiré au Sahel par le caractère « joyeux » d’une population dont la vie quotidienne est précaire. Il va à la rencontre du « fleuve humain » vivant à l’embouchure du Niger, Les enfants du Burkina Faso et des favelas brésiliennes prêtent leurs visages et leurs jeux à ce monde abîmé dont ils offrent l’image d’une vitalité essentielle à l’espoir du cinéaste. Celui-ci filme un tableau de Paul Klee dont le titre évoque le sentiment qui l’anime au cours de ses périples : « Dehors, la vie multicolore ».
Pourtant, lorsqu’il sent ses forces l’abandonner, lorsque son souffle se fait court, haletant, il perçoit sa maladie comme une catastrophe : « On voit à l’intérieur du corps comme un firmament en proie à la tempête. On évoque une révolte, une violence désordonnée, des armées en marche, pillant tout. Et une main, des millions de fois plus grande que la nôtre, les raie de la carte. »
Lorsqu’il filme les couples dans l’obscurité d’un dancing à Brasilia, il entrevoit ce que sera son œuvre après sa disparition : « Le film est un livre des morts où je n’apparais pas. Il est conçu pour me survivre, ne serait-ce qu’un bref instant. Mais tôt ou tard les gens que je filme seront tous morts. Les êtres et les animaux qui ont donné leur vie à mes images seront morts, mais ils seront dans ce livre et on pourra les lire. »
Cet héritage est le nôtre et chaque film de Johan van der Keuken renouvelle en nous la certitude de ce don.
Ce texte a été publié à l'origine sur le site web de Cinergie.
Image de De grote vakantie (Johan van der Keuken, 2000)