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Propos de Georges Rouquier autour de Farrebique

J’ai voué très tôt une admiration sans bornes pour l’œuvre de Georges Rouquier. Cela commença, à la fin des années cinquante, au ciné-club du lycée Henri IV, avec la projection de Farrebique, dans une copie seize millimètres en ruines, mais dont la qualité désastreuse n’oblitérait en rien l’éblouissement de la découverte. Puis ce fut, peu de temps après, au Studio Parnasse, la révélation du rarissime S.O.S. Noronha, perle rare du triste cinéma français d’après guerre et d’avant la nouvelle vague.

Qu’il ait en outre réalisé peu avant la disparition du grand compositeur un portrait d’Arthur Honegger ne pouvait qu’attiser mon intérêt pour un cinéaste aussi divers, doté de surcroît d’un admirable timbre de récitant qu’on put apprécier tant dans Lettre de Sibérie de Chris Marker que dans le premier court métrage de son assistant Jacques Demy, Le Sabotier du Val de Loire.

Quand les hasards du métier m’eurent fait rencontrer Georges Rouquier au début des années soixante-dix, c’est son talent de récitant que je sollicitai en premier lieu, pour enregistrer les textes de mon film Elie Faure ou l’esprit des formes.

De nos relations d’amitié témoignent les documents qui suivent. A l’automne 1984, Georges Rouquier émit le désir de réaliser un livre d’entretiens qui se serait intitulé « De Farrebique à Biquefarre ». Il souhaitait également publier en préface de l’ouvrage un large écho de la polémique qu’avait déclenché dans la presse Farrebique au moment de sa sortie, que d’aucuns avaient qualifiée de « Nouvelle bataille d’Hernani ». A cet effet, Rouquier m’avait confié les deux énormes cahiers du press-book du film, pour en extraire la synthèse qu’on pourra lire ci-après. Parallèlement à ce travail, nous avons enregistré jusqu’au printemps 1985, à raison de deux rencontres mensuelles, des entretiens dont le décryptage demeura jusqu’à présent inexploité.

Il nous a paru opportun d’en publier des extraits, à l’orée du centenaire du cinéaste et du vingtième anniversaire de sa mort. La sélection des propos de Georges Rouquier a été centrée principalement autour de Farrebique, pour constituer une sorte de diptyque en regard du dossier journalistique «L’accueil de Farrebique, reflets d’une polémique ».

François Porcile

Farrebique ou les quatres saisons (Georges Rouquier, 1946)

Georges Rouquier : C’était en 1951, dans un petit patelin d’Allemagne qui s’appelait Schlursee. Chris Marker était là, on était en projection. Tout d’un coup, on nous annonce : « Flaherty est arrivé ! » Nous sommes tous sortis. On a accueilli Robert Flaherty à sa descente de voiture. Poignées de mains, présentations, congratulations. Alors Chris a dit à Flaherty : « Je vous présente Rouquier ». « Oh ! Rouquier ! J’ai vu Farrebique cinq fois !, a-t-il dit (en anglais, on m’a traduit après), en étendant sa main, les cinq doigts écartés. »

C’était quand même extraordinaire, pour un môme comme moi, d’autant plus que le film qui m’avait le plus frappé c’était Nanouk l’esquimau, que j’avais vu en 1922. J’avais donc treize ans.

François Porcile : Quand tu as entamé le tournage de Farrebique, la guerre n’était pas terminée...

Nous avons commencé à tourner le 11 janvier 1945, nous avons tourné cinq plans de neige ce jour-là. Et nous avons tourné au pifomètre, dans la mesure où au départ je n’avais pas de scénario, ce qui rendait le directeur de production, Jacques Girard, furieux. En rentrant du travail le soir, je travaillais dans ma chambre jusqu’à deux-trois heures du matin, par un froid épouvantable, avec un malheureux réchaud entre les pattes, à établir le découpage au fur et à mesure. Comme le film avait commencé en hiver, j’ai commencé en hiver. Nous étions quatre : le chef opérateur André A. Dantan, son assistant Jean-Jacques Rebuffat, Jacques Girard directeur de production et homme à tout faire, et moi. Et nous faisions tout. Nous n’avions ni électro ni machino. Au début on tournait des plans d’extérieurs, une charrue abandonnée dans la neige, des pas d’oiseau sur la neige, des trucs comme ça. C’était idiot de tourner sans – je déteste ça – sans avoir construit sur le papier. C’est donc en tournant tous ces trucs-là que j’ai bâti mon scénario jusqu’au bout. Je ne me rappelle plus, mais je dois avoir à peu près 1400 plans... Complètement dingue ! Il est vrai que moi – tu as dû le remarquer – je monte court. C’est dans ma nature, il n’y a rien à faire. C’est comme ça. Je ne peux pas expliquer ça autrement. Franju, je ne sais pas comment il fait, mais lui il fait des trucs avec des plans longs, je ne sais pas comment il se démerde mais moi j’ai tellement de choses à dire qu’il me faut des plans courts sinon je ne peux pas les dire. Par exemple, tu vois, on perd un temps fou pour faire un travelling, moi pendant ce temps je fais vingt plans... Tu comprends au lieu de monter le travelling, moi je fais vingt plans... Vingt plans qui ont une charge affective, sentimentale si tu veux, une image beaucoup plus importante que le travelling, c’est ça l’histoire, c’est important.

Donc, une fois le scénario établi, les choses se sont harmonisées. Je voyais tous les jours Jacques Girard épluchant le découpage, qui marquait, qui calculait. Ca m’énervait un peu, mais le malheureux, il fallait bien qu’il gère ! Le pognon, tu comprends ! Normalement c’est un film pas cher, mais il a coûté cher parce que le tournage a duré un an, à quatre, plus le son qui venait par intermittence.

Ce qui t’obligeait à regrouper le tournage de toutes les séquences en son synchrone ?

Comment faire autrement ? C’était toujours un casse-tronche terrible. Le son est arrivé le 6 février. Et nous n’avions toujours pas d’électricité. On avait des projecteurs parqués dans un coin, mais pas d’électricité. Finalement on a pu se procurer un transformateur qu’on a monté jusqu’à Farrebique sur un char à boeufs, et l’installation a été terminée la veille de l’arrivée de l’ingénieur du son avec son matériel. Je me faisais des cheveux blancs, tu comprends.

Les gens me demandent : « Pourquoi Farrebique ? »  Il faut bien comprendre pourquoi j’ai proposé ça. La première fois que mes parents m’ont emmené à Farrebique, j’avais trois ans. C’était en 1912. Quand mon père est mort, en janvier 1915, j’y suis retourné. Ma mère m’a expédié là-bas. J’y suis resté au moins six mois. J’y suis retourné plus tard. Ma mère me disait : « Il faudrait quand même que tu ailles leur dire bonjour, que tu ailles les voir là-haut. Je prenais le train. Pour faire les 200 kilomètres Montpellier-Rodez, il y avait trois changements de train. Quand j’arrivais là-bas, j’étais accueilli magnifiquement. Parce que j’étais le fils d’Albert, celui qui était mort à Verdun.

Pendant le tournage du Tonnelier, en décembre 1941, le producteur du film, Etienne Lallier, m’a proposé de faire un long métrage sur le thème des quatre saisons, sur une idée d’un grand reporter qui s’appelait Claude Blanchard. Tu te rends compte que pour un gars qui fait des courts métrages, on lui propose le premier long métrage, c’est extraordinaire, non ? Il faut bien se rendre compte qu’il y a eu une rencontre unique, entre Lallier et moi, et par rapport à la période. C’est un peu comme Napoléon : s’il était né trois ans trop tôt, ou trop tard, ça n’aurait pas marché. Eh bien moi, c’est à peu près pareil. Quel producteur aurait pu m’offrir tous ces avantages : vous allez là-bas, vous tournerez pendant un an, vous faites un film poétique... c’est extraordinaire, quand même...

Farrebique ou les quatres saisons (Georges Rouquier, 1946)

Mais ce projet n’avait rien à voir avec ta famille au départ...

Rien à voir ! C’était une idée comme ça, en l’air. Et moi, j’ai pensé tout de suite : c’est très joli, quatre séquences poétiques sur l’automne, l’hiver, le printemps et l’été, mais il faut être drôlement costaud pour tenir le coup avec ça, il faut accrocher sur de l’humain, il faut une histoire, avec des paysans... et c’est là où j’ai parlé de Farrebique. Alors Lallier a fait grise mine : « Oh, l’Aveyron, ça n’est pas pittoresque, etc... » Je lui ai dit : « Il faut absolument que vous veniez là-bas, que vous veniez voir. Si ça ne vous plait pas, d’accord, on cherchera ailleurs. » Je suis parti en avant-garde, j’ai averti la famille. Lallier est arrivé un dimanche, la famille avait évidemment préparé un grand repas. Berthe apporte la soupière avec la louche, et la pose au milieu de la table. A ce moment le grand-père se lève, prend la louche et dit : « Monsieur Lallier, voulez-vous nous faire l’honneur de nous servir ? » J’étais sur le cul ! Sur le cul ! Et puis on a parlé, et Lallier est reparti emballé.

Je savais bien qu’on ne pouvait pas tourner avec des gens qu’on ne connaît pas, et qui ne sont pas des comédiens. A ce moment-là, si tu pars comme ça, sans connaître les gens, il te faut six mois, un an, avant de te faire admettre comme un copain, comme un ami, avant d’être en confiance avec eux, tu comprends. Or là, il y avait tout un travail psychologique qui était déjà fait, puisqu’ils me connaissaient depuis que j’étais môme. Donc, je n’avais pas de problème de ce côté. Restait évidemment à les décider pour tourner un film, et ça, c’était encore une autre histoire. Quand on a parlé de cinéma, j’ai essayé de leur expliquer... Pffft ! C’était peine perdue. Ils étaient tous allés chez le photographe, attention, le petit oiseau va sortir, le portrait de famille, bon. Le cinéma, zéro, sauf Roch, qui m’avait dit : 

– Ah moi, j’ai vu le cinéma un jour.
– Ah bon, où ça ? 
– A Montpellier, un jour à la caserne, on nous a emmenés voir des films sur les maladies vénériennes.

Voilà toute la culture cinématographique de la famille ! Je savais déjà qu’on ne fait pas tourner comme ça du jour au lendemain des gars qui ne sont pas des comédiens. Surtout quand tu veux faire un long métrage. Et là, je me jetais dans un long métrage parlant. Des copains m’avaient dit : « Méfie-toi ! » Je leur répondais : « Merde ! Flaherty a bien tourné Nanouk, il a bien tourné Moana ! » « Ah oui, d’accord, mais c’est du muet ! Toi, tes paysans, quand ils vont ouvrir la bouche, tu vas voir, ce sera la catastrophe. » J’ai quand même tenu bon. Bien sûr, on ne peut pas leur faire jouer Le Cid ou Hamlet... Tu es obligé de leur faire jouer une chose qui leur tient aux tripes.

Je ne voulais pas qu’ils lisent d’abord l’histoire, non pas pour qu’ils lisent l’histoire, ça je m’en foutais, mais je ne voulais pas qu’ils apprennent le texte par coeur. Je m’étais arrangé pour avoir des répliques pas trop longues. A chaque prise je leur disais : voilà, tu viens ici et tu dis ça. Et ça a marché comme ça. On leur donnait des phrases courtes, mais quand j’étais obligé de faire des phrases plus longues, je procédais de la sorte : je tournais le début de la phrase en son direct, tout de suite après j’enregistrais le milieu en son seul, et immédiatement après je tournais la fin de la phrase en direct. Tu recollais les trois segments et tu avais une phrase plus longue. C’est ainsi que j’ai tourné la veillée du grand-père. Dans Farrebique il n’y a qu’une scène entièrement improvisée, c’est la séquence du partage. Je crois même qu’il n’y a pas de dialogue écrit. Ce qui est assez étonnant, c’est que le véritable partage a été effectué après le film, et qu’il s’est déroulé exactement de la même manière.
J’étais parti sur une idée qui allait de pair avec ce que je connaissais de Farrebique. C’était la chose suivante : on parlait beaucoup à l’époque de la modernisation de l’habitat rural. Et en effet, quand tu regardes le film Farrebique, tu comprends. Tu vois ce manque de confort. Vraiment, c’est une vie comme au Moyen- âge.

C’est une vie de taupe, comme dit Berthe.

Oui, une vie de taupe. Ce n’est pas pour rien qu’à la veillée, j’ai mis un plan de la porte avec un brin de paille pour montrer que le vent souffle par en-dessous. Comme ils disaient : tu te brûles devant, et tu te gèles derrière. Je me disais : c’est intéressant, la modernisation de l’habitat rural, ce pourrait être chouette...

Farrebique ou les quatres saisons (Georges Rouquier, 1946)

Et en même temps, on t’a fait le reproche de décrire une paysannerie intemporelle.

Je sais qu’on a dit ça, mais je m’en fous ! Elle était intemporelle parce que j’y avais mis un maximum de souvenirs d’enfance, des souvenirs qui me tenaient aux tripes. Raymondou qui garde les vaches, avec le petit moulin qui tourne dans l’eau, avec la canne qu’il est en train de sculpter, Raymondou qui imite la vache qui se passe la langue sur le museau, tout ça c’est moi ! Et puis il y avait autre chose, compte tenu du fait que le film couvrait la durée des quatre saisons, il fallait décrire les métamorphoses de la nature. Une idée me trottait dans la tête depuis longtemps – tu parles, quand on amène un sujet comme ça – c’était d’employer des prises de vues scientifiques comme élément poétique, ou comme élément dramatique. J’avais établi un calendrier floral, et j’avais branché mon opérateur spécialiste de la prise de vues image par image, Daniel Sarrade, avec le chef jardinier du Jardin des Plantes, pour filmer les différentes phases d’éclosion des végétaux. Il a obtenu des plans d’une sexualité folle. J’avais par exemple une prise de vue magnifique d’un Iris. Au commencement, c’est une espèce de cigare violacé, pointu du haut, une forme aérodynamique plus étroite en bas ; et à mesure qu’il grandit, ça tourne comme une hélice jusqu’à devenir un truc énorme, et puis tout à coup, paf, ça éclate, tout s’ouvre. Alors là, tu parles que moi, j’ai voulu jouer là-dessus ! J’avais l’image de l’étalon avec la jument, et j’ai monté en parallèle l’iris qui grandit. L’étalon se rapproche de la jument et la mordille, et puis après le truc qui s’ouvre. On me l’a fait enlever ! Jacqueline Jacoupy (la co-productrice) n’a pas pu supporter ça. Il a fallu que je l’enlève. Il faut te dire qu’à l’époque, ce n’était pas comme aujourd’hui ! Nous étions en 46. Il a fallu couper le cigare qui grossissait, c’était beau pourtant. Ah merde ! 

On t’a tout de même laissé les plans des pommes de terre qui germent...

Ho, heureusement, merde alors ! Alors là, j’aurais tout cassé ! 

Dans Farrebique il y a d’abord l’influence de Chaplin. Et aussi celle de Flaherty. Cela peut paraître curieux de comparer Flaherty et Chaplin, mais pour moi c’est le même principe, la rigueur de la construction du plan fixe. Et puis l’influence des Russes, Eisenstein bien sûr, La Ligne générale, mais surtout Dovjenko. L’enterrement de Farrebique a été inspiré directement par Dovjenko : le cercueil ouvert, les branches d’arbre avec les pommes qui passent sur le visage du mort... pour moi ça avait été fantastique. Mais ma séquence d’enterrement a aussi à voir avec Chaplin... Dieu sait si on m’a parlé des ronces qui s’accrochent à la voiture, alors ça j’y tenais à ce plan ! J’ai peut-être mis trente ans de ma vie à trouver ce qu’il y avait dans les films de Chaplin, je me disais ça n’est pas possible, il y a un truc ! Pendant des années je me suis repassé ses films dans ma tête, et puis un beau jour ça m’a pété à travers la gueule, j’ai soudain repéré qu’il y avait des plans tournés à l’envers que personne n’avait jamais vus.

Il se trouve que j’avais pour cousin germain le dessinateur Albert Dubout. Or, le monde de Dubout, à l’origine, c’est le monde de Chaplin sans Charlot, quand il a commencé en 1923... Et puis petit à petit c’est devenu son monde à lui. Quand j’ai découvert l’histoire des plans à l’envers de Charlot Pompier j’ai bondi chez lui pour lui décrire le truc : Charlot poursuivi par un pompier énorme empoigne pour lui échapper la barre de descente du dortoir de la caserne et la monte à bout de bras sans le moindre effort. Tout d’un coup je me suis dit : « merde ce plan-là est tourné à l’envers ». Il est tourné à l’envers mais ça ne se voit pas qu’il est tourné à l’envers... c’est ça le truc, tu comprends. Il faut surtout penser à ne pas montrer le bout du nez. Il a tourné ça en 1916, et voilà ce que j’ai imaginé : il a eu l’idée de tourner à l’envers, c’est très bien, mais quand il est allé voir les rushes il constate que ça ne marche pas. Alors il réfléchit et se dit « je suis un con. Je le retourne mais cette fois je vais forcer sur les bras comme si je montais. » C’est ce qu’il a fait et ça marche.

Il y a un autre plan tourné à l’envers dans Charlot Pompier, c’est au moment de l’incendie, l’alarme est donnée, il faut atteler les chevaux et partir avec la voiture. Alors moi, en bon paysan, je sais ce que c’est de mettre deux chevaux de chaque côté d’un timon ou de mettre un cheval dans un brancard. C’est un bazar terrible. Chaplin, lui, ne s’est pas emmerdé, il a posé le timon par terre et fait reculer ses chevaux. Il fallait trouver l’astuce pour accélérer l’action. Avec un attelage normal ça aurait été un temps mort terrible. Cela me rappelle une histoire de Jacques Becker. Nous montions en même temps aux studios de Saint Maurice, je ne me souviens plus quoi, et je le trouve un jour devant sa salle de montage tout joyeux. Il me dit : « J’ai un mec dans un couloir qui pousse une porte pour entrer dans une pièce, on raccorde dans la pièce, eh bien j’ai réussi à enlever deux pas et ça ne se voit pas. » Ce ne sont pas tellement les deux pas que tu enlèves qui comptent, c’est le temps mort.

Le troisième truc que j’ai trouvé dans Charlot Pompier, c’est l’utilisation de l’accéléré. Dans l’accéléré il y a un côté emmerdant parce qu’on voit que c’est accéléré. Il ne faut pas qu’on le voie. Alors voilà ce qu’il a imaginé, et moi je pensais avoir trouvé ça tout seul avant... C’était de mettre quelqu’un dans un coin de l’image qui travaille au ralenti. C’est exactement ce qu’il a fait. On voit un cantonnier qui pioche avec une voiture qui passe devant lui à une allure folle.

Voilà les trois leçons de Charlot Pompier. Alors j’en reviens au corbillard du grand- père de Farrebique : je me suis dit qu’il serait intéressant d’enrouler la ronce autour de la roue, de reculer tout doucement, et de tourner à l’envers... Mais ça n’allait pas, tu comprends, les ronces avaient l’air de se précipiter comme ça sur la roue, on ne comprenait pas pourquoi. Comment te dire ? la ficelle se voyait. Or, la grande leçon de Chaplin c’est surtout ne jamais montrer la ficelle, ne jamais montrer le bout du nez ! Et puisqu’on est sur Chaplin, on va continuer. Il y a dans le film un plan dont on a beaucoup parlé, c’est celui de la vache qui lâche sa bouse. Et ça j’y tenais, non pas pour faire grossier, ce n’est pas ça, mais je voulais qu’en entrant dans l’étable, il y ait une idée d’odeur. Mais si on voit seulement dans l’image une vache qui lâche sa bouse, c’est que l’auteur a voulu montrer ça, alors qu’il était facile de faire un plan un peu plus large pour cadrer en même temps la vache bousant et Roch entrant dans l’étable avec son seau et son petit tabouret pour traire la vache... alors tu comprends, là, Rouquier s’est révélé un pauvre con, un sinistre con. Je m’en veux encore quarante ans après.

Nous tournions en muet avec un appareil que j’aimais beaucoup – je l’avais déjà utilisé pour le tournage du Tonnelier – c’est le 120 Cameréclair. Il est très lourd, cette vache, mais il a un avantage sur le Debrie, avec lequel j’avais tourné Le Charron, qui est équipé d’objectifs à baïonnette, inamovibles. Alors que sur le Cameréclair les objectifs sont montés sur une sorte de tube en fer, fendu sur le côté, avec une bague de serrage, ce qui permet en les déplaçant légèrement d’avoir toute une gamme de focales différentes. Alors pour moi, qui aimais les gros plans, qui voulais beaucoup de gros plans, c’était un régal.

Farrebique ou les quatres saisons (Georges Rouquier, 1946)

A chaque visionnage de Farrebique, une des choses qui me fascinent le plus, c’est la richesse et la précision du son.

Alors là, il y a eu quelquefois des accrochages, par exemple pour le tournage du pétrissage du pain. Roch le faisait chaussé de ses sabots, sur des poutres en-dessous desquelles il y avait du vide. Ça faisait un bruit d’enfer. Il refusait de tourner sans ses sabots, et moi je lui disais « merde, ce n’est pas possible », et il s’obstinait : « Je ne peux pas faire ça ». Il avait raison, d’ailleurs, mais certaines fois il faut truquer la vérité, on n’y peut rien. Parce que sans ça, le bruit des sabots couvrait tout, tu comprends ? l’ahanement d’abord, quand on manipule la pâte, et puis l’espèce de bruit mou de la pâte qu’on retourne, c’était quand même intéressant. Alors on a fait travailler Roch en piétinant sur un sac...

Mais tu as raison, la partie sonore de Farrebique est extraordinaire. C’est grâce à René Lécuyer, l’ingénieur du son. Et contrairement aux habitudes de l’époque où, pour réduire le bruit de fond au mixage, on montait un maximum de sons sur un minimum de bandes, moi j’avais multiplié les bandes, six ou sept, si ma mémoire est bonne. Et le mixeur, au bout de deux ou trois bobines, m’a dit une chose formidable pour moi : « Vous me feriez aimer le cinéma ». Il voulait dire par là qu’il en avait ras le bol des bruitages artificiels et des bricolages sonores approximatifs du cinéma courant. En fait de bricolage, je me souviens de l’enregistrement du commentaire du Tonnelier. En même temps que je lisais le texte on passait la bande musique et on faisait le mélange directement. Il n’y a pas d’enregistrement séparé du commentaire du Tonnelier ! 

Moi, j’étais sensible à tous les bruits. Par exemple à la tombée du soir, au moment de la fenaison, quand on entend le chargement du char et que tout à coup sonne l’angélus au loin : ça je voulais l’avoir de loin, tu comprends ; et puis le claquement des essieux, ces bruits que je connaissais depuis mon enfance, les grosses roues de charrette, tu vois, clac, clac, dans les chemins de terre, ça cogne parce qu’il y a du jeu... Je voulais tous ces sons-là, et les crapauds, et les hiboux, j’étais comme un fou, tu comprends, mais pour moi, qu’est-ce que tu veux, la ligne sonore d’un film c’est une sorte d’harmonie.

Crapauds, hiboux, et le célèbre grillon...

On a eu tellement de mal à l’avoir ! Alors pendant le montage, on entendait évidemment dans le couloir tous les sons qu’on plaçait, dont le fameux chant du grillon, et la monteuse qui occupait la salle voisine est venue un jour pleurer pour qu’on lui prête notre grillon, pour qu’elle en fasse une copie. Et tu sais ce qu’elle montait ? La bataille du rail ! Et le chant de grillon qu’on entend à la fin de la séquence du déraillement, c’est le grillon de Farrebique ! Le montage, il faut dire que ça a été long. Neuf mois. Avec Madeleine Gug, qui a souvent travaillé avec Claude Autant-Lara et avec Max Ophuls pour Lola Montes.

Elle n’avait pas entamé le montage pendant le tournage ?

Je ne l’aurais pas voulu. C’est un truc que je ne peux pas supporter. Je ne veux pas qu’on monte mes films sans que je sois là. Je suis à la salle de montage tous les jours, du matin au soir.

Farrebique ou les quatres saisons (Georges Rouquier, 1946)

Comment as-tu procédé ? Saison par saison ?

Non, non, on est parti dans l’ordre. Cela me paraissait le meilleur moyen. C’était un montage particulier. Je n’avais pas envie de coupailler. On choisissait les prises au fur et à mesure. Il n’y avait pas beaucoup de doubles prises. Heureusement, parce que quand par hasard il y avait un pépin et qu’il fallait reprendre le dialogue, alors là c’était terrible, tout foutait le camp, ça devenait du patronage.

J’avais des hésitations. Il fallait tout essayer. Ça a été long, difficile, à tel point que pendant neuf mois on a repris la boutique. Pendant neuf mois nous avons repris la séquence du printemps chaque semaine. En réalité, tu comprends, tu montes et puis tout d’un coup, tu tombes sur un os ! Et tu ne trouves pas la solution. Ou bien les solutions proposées ne paraissent pas bonnes. Et puis un beau jour l’idée vient. Par exemple c’est Madeleine Gug qui a eu l’idée de placer le plan du linge gonflé par le vent juste avant l’accouchement de Berthe. Mais la pauvre, qu’est-ce qu’elle a pu pleurer, chaque fois qu’on reprenait une séquence à zéro. J’en étais désolé. Remarque, à la fin, elle m’a dit : « Vous m’avez quand même beaucoup appris ». Bon, je ne sais pas ce que je lui ai appris, mais je savais ce que je voulais.

Entre-temps, il y a eu la projection du montage aux producteurs. Ils étaient impatients de voir un monstre, un « ours » comme on dit. Et moi, je leur ai balancé un ours de trois heures et demie. En sortant de la projection Etienne Lallier m’a dit ceci, que je trouve formidable : « En tout cas, il y a une chose qui est certaine, je savais que ce film devait être fait. » Ce n’était pas si mal, çà ! 

Et après il s’est agi, là-dedans, de réduire, de réduire, de réduire. Au montage, c’est fou ce que l’on peut souffrir. Mais c’est là où j’ai appris à réduire ; ça ne paraît pas, tu sais, tu réduis, de deux images, de six images par ci par là, à droite, à gauche, tu gagnes, tu gagnes au fur et à mesure. Et enfin arrive le grand jour de l’enregistrement de la musique. Salle Gaveau, soixante musiciens de l’Orchestre de la Société des Concerts du Conservatoire, sous la direction de Roger Désormière, qui avait déjà dirigé l’enregistrement de la musique de Henri Sauguet pour Le tonnelier. Aujourd’hui, c’est impensable ça.

Après, il y a eu les projections de la copie standard. On en a fait une au studio de Saint Maurice, à laquelle Lallier avait convié un de ses confrères producteurs, dont j’ai oublié le nom, qui a dit à la fin de la projection : « Avec ce film, tu ne feras pas un rond. » Voilà.

Le producteur de Biquefarre, Bertrand van Effenterre, m’avait posé la question : « Mais enfin bon dieu Georges, pourquoi es-tu autant attaché à la vérité ? » Il me prend comme ça au débotté, et je me suis dit : il est fou, celui-là, je ne vais tout de même pas lui raconter ma vie... Ça m’avait quand même tarabusté, et puis il y a des souvenirs, comme ça, qui sont revenus... Et je me suis rappelé celui-ci : je devais avoir six ans, pas plus. C’était à Montpellier. Je jouais avec un copain d’école dans un caniveau. En mélangeant de la terre avec l’eau du caniveau on avait fait de la boue, et on avait construit une sorte d’enceinte qui représentait un jardin et quand ça a été fini, j’ai dit : il faut mettre un poteau « Défense d’entrer ». Alors le copain, qui était le fils d’une épicière, est allé chercher dans la boutique une boîte en bois de peuplier – si je ne me trompe pas c’étaient déjà les carrés Gervais – et il a démonté la boîte pour en faire une sorte de croix, et sur la partie horizontale étaient inscrites des lettres, et il a dit : voilà le poteau. Et j’ai répondu : ça ne va pas, il faut marquer « Défense d’entrer ». Il a répliqué : qu’est-ce que ça peut faire puisqu’il y a des lettres ? Et moi je n’étais pas d’accord. C’est sans doute un des premiers trucs sur lesquels je n’ai pas transigé, et j’avais six ans ! Alors, après, au cinéma, toutes les choses fausses qui me gênaient : les valises qui ne pèsent rien, le taxi qui arrive à peine as-tu levé le bras, et le chauffeur qui ne rend jamais la monnaie, les numéros de téléphone que tu formes à moitié, etc... Au cinéma on ne se mouche jamais parce que c’est laid, et la vedette reste toujours impeccablement peignée après une bagarre... alors ne parlons pas des comédiennes qui jouent les paysannes et qui ont toujours l’air de sortir de chez le coiffeur ! Je ne supportais pas.

Même Goupi mains rouges  

Non, bien sûr, j’adore Goupi, c’est un film qui m’amuse beaucoup, mais de mon point de vue il ne me satisfait pas complètement. Ces mecs ne sont pas des paysans, ce sont des comédiens. Et puis tu remarqueras une chose, on ne les voit jamais travailler. Ils vivent d’amour et d’eau fraîche.

Farrebique ou les quatres saisons (Georges Rouquier, 1946)

Et quand tu as eu à reconstituer pour S.O.S. Noronha une station émettrice de radio, tout était exact ?

On a reconstitué un véritable poste émetteur de 1931, avec les circuits électriques et les capacités... je ne te dis pas qu’il aurait émis, mais il était crédible. Pour moi ce n’est pas possible autrement. Et cela, dès Le tonnelier, qui est pratiquement mon premier film. J’avais dit au gars : ne vous rasez pas. Comme mon oncle qui était viticulteur à Lunel, ils se rasaient seulement le samedi. On aurait dit que leur barbe t’écorchait, donc je voulais que mon tonnelier, pendant tout le tournage qui a duré deux semaines, porte une barbe identique, une barbe de trois jours. Je l’emmenais régulièrement chez le coiffeur pour lui maintenir une barbe de même longueur. Pourquoi ? Parce que pour moi c’était vrai. Quand je vois des mecs jouer des rôles de paysans, surtout des rôles de paysans de l’ancien temps, hein ? en étant rasés comme si c’était dimanche, ça n’est pas possible, ça ne marche pas. Maintenant, si tu veux ajouter à ça les gestes faux, les mecs qui ne savent pas manier une fourche, ou même tenir un marteau... moi ça me paraît impensable. Mais on te dit : « ça ne fait rien, c’est du cinéma » ... ben oui c’est du cinéma... ce qui a donné lieu dans le public à l’expression « c’est du cinéma », autrement dit ça n’est pas vrai, c’est truqué, tu comprends. Alors moi, de par les films que j’ai faits, Le tonnelier, Le Charron, je ne pouvais pas me permettre des choses fausses. Mais il existe aussi un « cinéma vrai » qu’on peut obtenir avec des artifices, ou même des « trucs », comme tu voudras... Parce que je me suis rendu compte, très rapidement, qu’au cinéma on ne surprend pas la vérité, on la recrée... On suggère. Dans l’orage de Farrebique, sauf un plan où l’on voit courir la grand-mère sous un ciel noir, avec des gouttes qui tombent sur des flaques d’eau, tout est artificiel. Tu sais comment c’est tourné ? Avec un arrosoir, une pomme d’arrosoir devant la caméra... En plus il y a un ralenti, à 80 images/seconde, sur les premières gouttes de pluie au départ de l’orage. C’était fait avec une branche trempée dans l’eau, et tu remarqueras que pendant les gros orages, les premières gouttes de pluie te paraissent lourdes, énormes. C’était pour te donner cette impression. Et pour obtenir un effet d’éclair, c’était avec un projecteur placé derrière la fenêtre de la chambre qu’on branchait et débranchait immédiatement. Et pour avoir un autre éclair, j’ai profité d’un défaut des caméras Éclair (!) : quand tu arrêtes de tourner elles ralentissent sur six images à peu près... Et suivant comment ça tombe, tu as une image qui est complètement voilée. Et c’était à la fin d’un plan d’arbre sur fond de ciel noir. Voilà comment j’ai eu mon autre éclair. Maintenant, l’image symbolique du pommier en fleurs au printemps. Celui que j’avais choisi pour matérialiser chaque saison n’avait précisément pas de fleurs, alors que tous les autres étaient fleuris. Alors j’ai demandé au grand père : « Comment se fait-il qu’il n’ait pas de fleurs ? » « Ah celui-là, il a eu des fleurs l’année dernière, ce n’est pas sûr qu’il en ait cette année. » « Vous ne pouviez pas me le dire ?! » J’étais furibard. Alors j’ai dit : « Pas d’histoires, on va mettre des fleurs dessus. » On a prélevé les fleurs des autres pommiers, ça a pris deux heures pour le couvrir à peu près. Et voilà mon plan du pommier au printemps ! Ce qui fait dire aux gens qu’on truque, mais en réalité on ne truque pas.

Comme ton poste émetteur de S.O.S. Noronha : il n’est pas opérationnel, mais il est plausible.

Tu parles, on avait même avec nous un spécialiste radio, qui nous a évité de faire des conneries.

Farrebique ou les quatres saisons (Georges Rouquier, 1946)

A propos de S.O.S. Noronha, je me suis toujours posé la question : pourquoi diable avoir voulu réaliser en couleur – en 1956 ! – un film qui se déroule pour moitié de nuit ?

Il faut te dire que je l’aurais volontiers tourné en noir et blanc, mais on m’a imposé la couleur. Mais cela m’a amené à tenter des choses assez extraordinaires. J’avais demandé à Henri Decaë, le chef opérateur, de faire certains types d’essais : dans l’île il y avait un phare, un phare tournant bien sûr, et tu as aussi des phares à éclat, et entre les éclats tu ne vois rien. Et je voulais que ce soit comme ça. Je voulais qu’entre les éclats ce soit noir. Alors imagine les discussions avec la bonne femme qui était responsable de l’étalonnage au laboratoire GTC à Joinville : « Mais Monsieur Rouquier... » « Les éclats du phare je m’en fous. Quand vous êtes dans une nuit sans lune où il n’y a ni bec de gaz ni rien d’autre, qu’est-ce que vous voyez ? Rien. Vous voyez du noir et moi je veux que ce soit noir. » Bon. Et puis ensuite, au début du film, au moment où Jean Marais découvrait son compagnon assassiné, il prenait une lampe électrique, il se précipitait dehors pour voir si les autres copains n’avaient pas trinqué, il réveillait tout le monde... et alors il arrivait ceci, c’est que les comédiens jouaient en même temps entre eux et avec la lumière, et construisaient aussi la lumière du décor. On combinait les mouvements de manière à ce qu’ils s’éclairent les uns les autres.

Je regrette qu’on ne soit pas plus rigoureux avec ce genre d’impératifs. Par exemple, tous les films qui se situent au Moyen-âge sont faux : ils sont faux par leur lumière, ils sont faux par leur son. Ce sont des reconstitutions, d’accord, mais on n’entend pas résonner les pas sur la pierre. Et puis, à l’époque, on s’éclairait comment ? En dehors du soleil qui pénétrait par quelques minces ouvertures... et la nuit on s’éclairait avec des torches ou avec des petites lampes à huile... Si j’avais à tourner un film qui se passe au Moyen-âge je procéderais de la sorte.

Petit à petit, j’ai pris conscience de certaines choses. La signification de l’image est pour moi l’une des choses les plus importantes. C’est que, forcément, tout môme, j’ai vu toute la grande période du muet, et j’ai appris, sans le savoir, à parler avec des images, à écrire avec des images. Il fallait que ton image parle d’elle-même.

Des fois, on me dit : « Oh, dans Farrebique quelle belle photographie ! » Ce n’est pas que la photographie soit belle, c’est que chaque image est chargée de sens. Alors, quand tu les montes, quand tu heurtes les images tout d’un coup, c’est le sens qui l’emporte sur la valeur cinématographique. C’est un peu mon style, çà. C’est pour cela que les gens ont dit : « Quelle belle photo ! » Alors qu’il y a dans le film sept marques différentes de pellicule, pour moi c’est épouvantable ! 

Sept émulsions différentes ? 

Je dis bien sept. On a même eu de la pellicule « Lumière » fabriquée à Lyon. Je ne sais pas si tu vois ça ! Il y avait de quoi s’arracher les cheveux ! Quand je vois certains plans, c’est ma terreur. Et malgré cela, les gens disent : « Quelle belle photographie ! » Tu parles ! Mais c’est important çà, la « belle photographie », par rapport à ce que je sais. C’est parce que chaque image est bien chargée de sens, tu comprends. Et la qualité de la photo, je dirais, passe en second. C’est ça qui leur fait dire : « une belle photo ».

Quand Farrebique est arrivé à son époque, c’était une sorte de néo-réalisme français.

Farrebique ou les quatres saisons (Georges Rouquier, 1946)

... qui a précédé de deux ans La terre tremble de Visconti. Ce qui me fait dire que, mine de rien, tu avais ouvert une voie.

Oui, on n’a pas assez parlé de ça, parce qu’en même temps il y avait eu Rome, ville ouverte. Rossellini avait des comédiens, moi pas. Alors on peut se poser la question : « Qu’est-ce que le néo-réalisme ? »

Et puis il y a eu entre-temps l’affaire du Festival de Cannes, qui aurait dû ouvrir en septembre 1939, juste au moment de la déclaration de guerre, mais dont la première édition de ce fait n’a eu lieu qu’en 1946. Farrebique est refusé par le comité de sélection. Dès que la projection a commencé, Henri Jeanson, qui en faisait partie, a mis le film en boîte. Et comme il mettait en boîte avec esprit, il a fait marrer tout le monde. Apprenant ce refus, Jean Painlevé, directeur général du cinéma français, pond un article furibard : « Farrebique, la nouvelle bataille d’Hernani ». A la suite de ça, mon vieux, il y a une sorte de polémique qui s’est instaurée dans la presse, les pour, les contre, etc. quelque chose de fantastique, moi je n’en revenais pas, j’étais complètement bouleversé. Je ne me rendais pas très bien compte encore, si tu veux, de la valeur de ce que j’avais fait. Il y a eu notamment une projection pour les membres de la profession. Il y avait Carné, il y avait Becker, il y avait Aurenche, il y avait Bost, il y avait Daquin, le chef opérateur Louis Page que j’avais connu en 1936 quand j’étais grouillot... Cela se passait au 92 Champs Elysées, au cinquième étage, et devant la salle de projection il y avait un hall d’entrée, et moi, avant la fin de la projection je suis sorti, parce que je n’en pouvais plus. Tout d’un coup je vois les portes s’ouvrir et sortir un gars aux yeux globuleux qui se précipite sur moi. « C’est toi Rouquier ? ». « Oui ». « T’as fait un chef d’œuvre. » C’était Jacques Prévert. Bon alors là, pas de doute, je me suis dit que j’avais fait quelque chose qui sortait un peu de l’ordinaire. Après ça, la polémique a continué à propos du refus du comité de sélection. Là-dessus, je reçois un coup de téléphone de Maurice Bessy : « Georges, on va présenter ton film à Cannes. » « Comment ? présenter mon film à Cannes, alors qu’il est hors jeu ? » Autrement dit, j’ai eu l’impression, il faudrait vérifier, d’avoir inauguré les projections hors festival...

Et puis le festival se déroule. Farrebique est donc projeté hors sélection un matin à dix heures. A quelque temps de là, un copain me téléphone un matin : « Rouquier ? Salut, tu as un Prix à Cannes. » C’était le Grand Prix de la Critique Internationale, ex-aequo avec Brève rencontre de David Lean.

Là-dessus on cherche un distributeur, ils se renvoient tous la balle pour savoir quel est celui qui prendra le film au meilleur taux, c’est finalement la R.K.O. qui décide de le distribuer, et là elle ne devait pas avoir grande confiance, puisqu’elle avait couplé Farrebique avec Saludos Amigos de Walt Disney, qui ne devait guère faire plus de quarante minutes. Le programme est sorti au cinéma « Madeleine » le 11 février 1947. Les pavés dans la presse affichaient Saludos Amigos en grand, et Farrebique en plus petit. Au bout d’une semaine d’exploitation, il s’est produit l’inverse, parce que le film a tout de suite très bien marché. Il faut dire qu’il s’était passé entre-temps la présentation officielle du film à l’Opéra de Paris. En fait, c’était le chef de la publicité de la R.K.O. qui avait voulu monter un coup, organiser une grande soirée officielle à l’Opéra, en présence du Président de la République, tout le bazar, et il avait ajouté : « On va inviter la famille ». « Moi j’avais dit : Pourquoi pas ? S’ils veulent venir. » Ils n’avaient encore rien vu du film. Alors je descends, je prends le train pour l’Aveyron avec Jacques Doniol-Valcroze, qui était alors journaliste à la « Revue du Cinéma » et aussi photographe. On parle de tout ça avec la famille. Ils ont été d’accord pour venir. Et puis nous sommes remontés vers Paris. Il y a eu tout un ramdam. Tous les aveyronnais de Paris, et ils sont nombreux, étaient sur le coup. Finalement pour la soirée officielle le Président de la République Vincent Auriol s’était désisté, il avait laissé la place à son président du conseil Paul Ramadier, aveyronnais, député de Decazeville qui était déjà surnommé, à cause de sa barbiche, « Farrebouc ». C’était Pierre Laroche qui l’avait surnommé ainsi dans « Le Canard enchaîné ». Alors imagine, les gardes républicains, sabre au clair sur les marches du grand escalier de l’Opéra, pour saluer la famille venue de Farrebique qui s’installe dans une loge officielle à l’Opéra de Paris, avec toute la salle qui se lève pour les applaudir ! La projection commence. J’étais assis dans la loge derrière le grand-père, le film se déroule, puis arrive le moment de sa mort, et là, merde, je n’étais pas rassuré. Alors je lui dis : « Tu savais qu’on filmait ça ? ». Il me répond : « Bien sûr, seulement vous avez joué les imbéciles, alors moi aussi. » Je dois dire qu’il a été merveilleux, il avait une dignité fantastique devant les ovations, les gens qui s’agglutinaient pour les voir de près, qui ne voulaient pas évacuer le grand escalier de l’Opéra ! Mais le plus marrant c’était qu’entre-temps Jacqueline Jacoupy, la co-productrice, avait voulu faire découvrir Paris aux femmes, Angèle et Berthe : les magasins, les robes et les machins comme ça. Mais Berthe avait demandé à visiter un abattoir. Alors on l’a emmenée à Vaugirard. Et quand je lui ai demandé : « Alors, Paris, ça t’a plu ? » « Ah, les abattoirs de Vaugirard, vraiment formidables ! La Tour Eiffel, c’est de la gnognotte, mais le type qui tue le cochon à Vaugirard, ça c’est tout un art. » Et puis ce qui l’avait emballée à la projection, c’est qu’elle avait reconnu le chant de son coq. Pas le coq du voisin, non, le sien, de coq. Ce qui veut dire que le son était bon.

Ton ingénieur du son a dû être satisfait alors ?

Lécuyer avait une formule : « Un son est bon quand tu reconnais la voix de celui qui parle. » Très bon critère. Alors pendant huit jours, la famille de Farrebique à Paris, on en parlait tout le temps dans les journaux, comme si c’était de vraies vedettes, et le succès grandissant du film, tout cela m’a fait réfléchir, et je me suis dit que ça vaudrait le coup de faire un second Farrebique, mais cette fois avec une véritable dramaturgie, enfin une fiction beaucoup plus importante, parce que là je savais ce que je pourrais tirer d’eux, que je pourrais en tirer certainement beaucoup plus que ce que j’avais pu en tirer, mais seulement au départ c’était mon premier long métrage dans un domaine où personne n’avait rien fait, à part Flaherty, encore que Flaherty c’était du muet. Mais avec ma méthode de bâtir des scènes avec des petits bouts de phrase, des trucs comme ça, je m’étais rendu compte que je pouvais aller beaucoup plus loin. Faire une fiction intégrée dans la réalité, d’accord, mais d’abord une fiction.

Mais il t’a fallu attendre trente-huit ans pour pouvoir tourner Biquefarre...

Oui, trente-huit ans se sont passés avant que la chose n’arrive, qu’un beau jour un professeur d’histoire et de sociologie de l’Université de Cornell, dans l’Etat de New-York, qui adorait Farrebique, ne me tombe sur le poil. On s’est vus pendant trois jours, on a discuté, il s’est emballé, il a fini par me dire, avec un peu d’étonnement : « Je croyais que vous étiez un vieux bonhomme « grincheux ». Je lui ai répliqué qu’il y avait maldonne, que je ne voyais pas pourquoi je serais grincheux, puisque j’étais très content de la carrière, même modeste, que j’avais faite. Alors il m’a demandé pourquoi je n’avais pas réalisé une suite de Farrebique. Je lui ai répondu que s’il n’y avait pas eu de suite, c’est parce ce qu’il était très difficile de trouver de l’argent pour des films de ce genre. Les financiers rechignent. Il est reparti aux Etats-Unis, et dans le courant de 1979, il m’ a écrit pour me demander de lui envoyer dare-dare un synopsis, parce qu’une Fondation américaine serait prête à donner de l’argent sur un tel projet. Voilà comment Biquefarre a pu voir le jour.

Propos recueillis en 1984-85.

Ce texte a été originellement publié dans Images Documentaires 64, (2008).

Un grand merci à François Porcile et Catherine Blangonnet-Auer.

CONVERSATION
14.07.2021
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