Farrebique ou le paradoxe du réalisme

Farrebique ou les quatre saisons (Georges Rouquier, 1946)

Le parti pris louablement laudatif des partisans de Farrebique, la mauvaise foi de Henri Jeanson et des rares « antifarrebiquiens » qui ont pris, dans la presse, une position polémique, cachent au fond une gamme d’opinions moyennes beaucoup plus restreintes, quand les dites opinions s’expriment en privé. Exclus deux ou trois jugements imbéciles sur la banalité du réalisme de Farrebique, tout le monde tombe d’accord pour reconnaître l’intérêt exceptionnel de ce film, les divergences· interviennent seulement quand il s’agit d’apprécier l’importance relative de certaines faiblesses dans une œuvre qui n’est pas en tous points parfaite. On peut lui reprocher par exemple d’avoir partiellement trahi son propos documentaire en négligeant les relations économiques de la ferme et du bourg. La partie « poétique » du film peut aussi être diversement appréciée. C’en est à mon sens l’aspect le plus discutable, encore que certains morceaux, comme la présentation de l’hiver, soient parfaitement réussis et que l’enterrement entre de droit dans l’anthologie des grands enterrements cinématographiques. Mais les interprétations personnelles, les transpositions poétiques, auxquelles Rouquier s’est plusieurs fois risqué au cours du film, sont sujettes à des jugements de valeur auxquels échappe l’essentiel de l’œuvre. Il faut bien distinguer dans Farrebique ce qui relève de la sensibilité personnelle du poète – de la plus ou moins grande sûreté de son goût – du principe même de l’œuvre, de la découverte initiale et définitive qui en fait la profonde originalité. Je m’empresse du reste de préciser que je tiens Rouquier pour un poète et la distinction purement logique à laquelle je me livre n’a pas pour but de minimiser ce que doit Farrebique à la sensibilité de son auteur. Simplement il me paraît important de ne point confondre des qualités relatives et discutables avec une découverte objectivement incontestable et dont le cinéma peut tirer profit dans de tous autres domaines que celui des bucoliques.

On pourrait presque dire que la valeur de Farrebique est moins esthétique que morale. Il fallait, pour mener à bien cette aventure, plus que le courage de la tenter : une volonté de tous les instants de rester fidèle au propos initial. Farrebique est une entreprise ascétique dont l’objet est de dépouiller la réalité de tout ce qui n’est pas elle, et, en particulier, du parasitisme de l’art. Le jeu en valait la chandelle. Il fallait plus d’imagination et de persévérance qu’on ne croit pour en découvrir les règles et les observer sans défaillance.

D’aucuns diront (ou ont déjà écrit, hélas !) que ce n’est vraiment pas la peine de se donner tant de mal pour aboutir au point de départ. « J’ai vu, écrit en substance M. Jean Fayard, pendant une heure et demie des vaches bouser, des paysans manger, la pluie tomber, la boue coller aux sabots… » Des événements aussi peu significatifs paraissent à M. Jean Fayard indignes de figurer, pour eux-mêmes, dans une œuvre cinématographique. M. Jean Fayard pense qu’il est plus simple d’aller à la campagne, et, plus généralement qu’il n’a pas besoin d’aller au cinéma pour voir les choses comme elles sont.

Avant de répondre à cette objection, je voudrais d’abord faire remarquer que le cinéma ne cesse de prétendre nous montrer les choses comme elles sont. « Au cinéma, dit une vieille paysanne dans le journal de Jules Renard, on croit toujours que c’est vrai. » A l’exception de quelques films où l’on a systématiquement essayé d’échapper au réalisme du décor, le cinéma, même fantastique ou féerique, fonde l’essentiel de son efficacité sur la vraisemblance matérielle. L’objectivité technique de la photographie se prolonge naturellement par l’objectivité esthétique. C’est ainsi que l’histoire du décor depuis trente ans, après l’hérésie de l’expressionnisme, révèle un retour continu au réalisme. Marcel Carné n’a pas fait construire par Trauner, pour Les portes de la nuit, un métro Barbès-Rochechouart de fantaisie. Il n’y manque pas un barreau de grille. Le rôle de l’architecte décorateur du cinéma moderne consiste à inventer pour un scénario donné le décor le plus vraisemblable, celui qui peut apporter l’aide dramatique maximum, sans doute, mais aussi placer l’intrigue dans un écrin de vraisemblance. La chambre de Gabin dans Le jour se lève est un chef-d’œuvre de précision documentaire sur l’habitat d’un ouvrier célibataire de la banlieue parisienne.

Qu’on ne vienne donc pas faire à Farrebique une querelle de réalisme ou alors qu’on la fasse à tout le cinéma.

Que si l’antifarrebiquien m’objecte maintenant que le réalisme général du cinéma n’est œuvre d’art qu’autant qu’il est artificiel, concerté, reconstruit, choisi, non pas du reste pour lui-même, mais comme élément de l’ouvre dramatique qu’il vient servir, j’avancerai une autre remarque.

Est-il si sûr que cette subordination au projet esthétique (dramatique ou autre) qui la transcende, n’ait pas lentement faussé notre sens même de la réalité au cinéma ? Nous ne manquons pas de films dits réalistes, du genre fait divers et tranche de vie. Nous ne manquons même pas de films paysans. Pourquoi Farrebique fait-il figure de canard dans une couvée de poussins ? C’est là qu’intervient à mon sens le trait de génie de Rouquier, son œuf de Christophe Colomb. Il a compris que la vraisemblance avait pris peu à peu la place de la vérité, que la réalité dissoute dans le réalisme. Il a laborieusement entrepris de la découvrir, de la ramener au jour, de la sortir toute nue du puits de l’art.

Certains reprochent à Farrebique d’être laid. Les hommes ni les femmes n’y sont très beaux. Ce paysage du Rouergue est sans grandeur. L’habitat est sale sans même l’alibi du style. La place du village que nous apercevons le dimanche matin à l’entrée et à la sortie de la messe est d’une banalité décourageante. La France ne manque pas de villages, dont le pittoresque historique et géographique eût fourni à Rouquier une beauté intrinsèque et justifié par là l’intérêt documentaire du film. Henri Jeanson se fait moraliste et patriote pour déplorer l’image que Farrebique va donner à l’étranger, de la vie paysanne française. « Il vivent comme des animaux, ne pratiquent aucune hygiène et s’expriment dans un français approximatif. » (Jeanson entend sans doute par là le patois.) Mais il est trop clair que Rouquier ne pouvait mener à bien son projet avec une matière dont la beauté propre eût en quelque sorte faussé la réaction chimique de la caméra. Un beau paysage, une petite église romane, quelque divertissement folklorique, nous eussent détournés de la nature, du village, de cette assemblée de jeunes hommes dont les plaisirs et les jeux se bornent à une demi-soulographie le dimanche soir, dans une salle de bistro souillée de mouches. Sans horreur et sans pittoresque, la réalité de Georges Rouquier se situe dans une zone neutre qui sollicite au minimum notre admiration ou notre pitié. Cette réalité n’est rien qu’elle-même, le type même de la réalité sur laquelle l’artiste n’a rien à dire. C’est pourtant sur elle que l’attention de Rouquier s’est portée, que la caméra a opéré cette mystérieuse et paradoxale opération photographique au terme de laquelle il ne nous est pas donné autre chose que de connaître la réalité.

Ici je m’en rapporte au public. Ce fameux public qui devrait s’ennuyer autant que M. Jeanson. J’avoue que pour avoir vu deux fois Farrebique en projection privée, je craignais fort, en dépit de mon admiration, que le public ne s’y ennuyât. Je crois bien que Rouquier lui-même n’était pas très sûr du contraire. Il m’a fallu voir le film au milieu des spectateurs qui avaient payé leur place (et qui n’étaient pas millionnaires) pour comprendre que sans histoire et sans vedette, ce film recélait pourtant un charme presque démagogique, que le public était profondément sensible au plaisir de reconnaître tout simplement les choses. Nous avions vu cent fois la campagne au cinéma : mais elle servait décor aux acteurs ou de prétexte à l’habileté du photographe, la neige même, quand elle n’était pas d’acide borique, était un élément pictural ou dramatique (ainsi dans la Symphonie Pastorale), les moutons portaient au cou les rubans imaginaires de l’intrigue. Dans Farrebique, au contraire, la réalité n’est jamais tout à fait subordonnée au récit ou à l’art, elle existe d’abord pour elle-même. Dans l’admirable poème de l’hiver, le montage de Georges Rouquier n’élève jamais les choses à l’abstraction du symbole (il faut avouer qu’il y réussit moins bien dans la séquence du printemps). Les fils télégraphique frangé de givre, le chien qui court dans la neige, la glace de l’ornière étoilée par le sabot de l’homme, sont que des faits, banals sans doute et multiples, mais non point généraux. Rouquier leur conserve leur totale singularité. Prenons par exemple le feu de bois. Il n’en manque pas au cinéma, et de mieux photographiés que celui-là. Dans Goupi-Mains-Rouges, l’Empereur tisonne comme le grand-père de Farrebique. Seulement le feu de bois du grand-père est un vrai feu de bois, dont les flammes ne surgissent pas sur commande, à la claquette du machiniste, et tout le monde s’en aperçoit, parce que les bûches encore vertes saignent, soufflent et gémissent de toute leur sève. Que ceux dont l’enfance recèle quelque ineffaçable familiarité avec le feu, osent prétendre n’avoir pas reconnu pour la première fois à l’écran le mystère singulier en innombrable de la flamme et du bois. Le public en tout cas ne s’y trompe pas, il reconnaît la flaque boueuse du chemin creux qui souille ses souliers de citadin en vacance dans la ferme du beau-frère, il reconnaît la tante, mercière ou buraliste dans le petit bourg du Centre ou du Sud-Ouest, dont des parents étaient originaires, il reconnaît le champ de foire informe, ses tilleuls et sa pelade d’herbe jaunâtre, il reconnaît toute son expérience de paysan manqué, à une ou deux générations près. Il reconnaît ce monde un peu ridicule et nostalgique qu’il a confusément l’impression d’avoir trahit, ce monde de la terre, des hommes et des bêtes dont sa mémoire conserve de troublants souvenirs d’enfance et de congé payé. Pas d’histoire, ou si peu, pas de vedettes, pas d’acteurs, rien qu’une réalité que chacun, dans le secret de sa bonne ou mauvaise conscience, reconnaît personnellement. « Regardez, s’écriaient les premiers spectateurs du cinématographe Lumière, en désignant les feuilles des arbres, regardez, elles bougent. » Que de chemin parcouru par le cinéma depuis ces temps héroïques où les foules étaient satisfaites par la restitution approximative des frémissements d’une branche dans le vent ! Et pourtant, au delà de cinquante ans de réalisme cinématographique, sur un plan de réalité sans doute très supérieur, il ne fallait rien moins qu’un peu de génie pour restituer au public cette joie simple et élémentaire que le cinéma romancé et dramatique ne dispensait plus : celle de la reconnaissance.

C’est pourquoi, en dépit de ses défauts, d’un certain esthétisme paradoxal et un peu désuet, de légères gaucheries dans le récit, d’un sens poétique certain mais inégal, je tiens Farrebique pour un grand événement. Un des très rares films français qui, avec L’espoir van Malraux, ait au moins pressenti la révolution réaliste dont le cinéma avait besoin, révolution qui vient d’éclater d’un coup en Italie et dont les cinéastes d’outre-mont ont su tirer en moins de deux ans des leçons si parfaites qu’on tremble qu’elles ne recèlent déjà leur académisme.

Ce texte a paru dans Esprit 128 en avril 1947.

ARTICLE
13.12.2017
NL FR
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