La dernière (s)cène ou l’évangile selon Saint-Boris

La dernière (s)cène ou l’évangile selon Saint-Boris

A dialogue based on the Gospel according to St John. The apostles are played by friends (the disciples) of Boris Lehman, most of themselves moviemakers, filmed in front of the last house still standing opposite the new buildings of the European Union. Judas is played by Claudio Pazienza and Christ by Lehman himself. The film was shot in a matter of hours on a Sunday morning, with an incredible decor in a street that had been razed to the ground by property developers, just before the police arrived.

 

« « Je vais mourir, n’est-ce pas ? » demande-t-il après un temps. Cette phrase est réitérée dans un gros plan où il nous fixe, imperturbable. Puis il lave les pieds de ses apôtres et, un à un, les embrasse. Lorsque son visage envahit à nouveau l’écran, il annonce : « En vérité, je vous le dis, l’un d’entre vous va me trahir. » Se dégage alors l’impression que le traître pourrait bien se trouver de l’autre côté de la caméra. Lorsque le film se finit, il ne reste plus que des tables vides. Mais un carton en lettres capitales survient : « Où sont les traîtres ? », avant que l’on nous montre de nouveau des plans du chantier, théâtre absurde, métaphore d’un monde qui tourne à vide.

Ce monde qui entoure Lehman, ce monde qui change, il faut donc bien l’expérimenter, mais il contient une menace évidente de destruction et de séparation. C’est dans les métaphores religieuses, voire mystiques, qui parsèment son cinéma que l’on y ressent alors toute sa profondeur. Lehman est un cinéaste juif, et illustre dans la plupart de ses films la tragédie du judaïsme, persécuté à travers les âges. Bruxelles est ainsi une terre promise provisoire qui, dans ses dédales, ne peut effacer la difficulté de faire monde, de créer une communauté. Lehman est en perpétuel exil et le cinéma est une nécessité brûlante pour fixer les choses et transformer cette perpétuelle fuite en témoignage. C’est pourquoi sa présence dans le monde doit être comprise dans le cadre : il y cherche une maison, mais se tourne sans cesse vers nous, et on lit dans ses yeux toute la tristesse d’un enfant banni. Quoiqu’il arrive, il sera seul, malgré la galerie infinie de personnages qui traverse ses films. »

Benjamin Hameury1

 

« « Comme je m’intéresse à moi-même ! »  s’exclame-t-elle [Virginia Woolf]. Elle cherche toujours à savoir ce qui arrive à son moi, lorsqu’il est seul, en compagnie, heureux, inquiet, déprimé, lorsqu’il dort, mange, se promène, et aussi lorsqu’il écrit : « Que Sydney vienne, je suis Virginia ; que j’écrive, je ne suis plus qu’une sensibilité. » J’aime être Virginia parfois, mais seulement lorsque je suis dispersée, multiple et sociable. Il faut bien l’admettre, l’égotisme est souvent le sujet favori de son journal. Ce qu’elle recherchait, c’était à expliquer la relation entre le soi et le moi qui écrit. Elle en a vite déduit que le soi est à la fois la matière et l’instrument qui permet de la traiter. Est-ce un hasard si Freud, lors de leur unique rencontre, lui offrit un narcisse ?

Mais son journal remplissait d’autres fonctions : c’était le baromètre de ses sentiments, une réserve de souvenirs, un registre des événements et des rencontres, un baume appliqué sur ses maux, et surtout l’antichambre de son œuvre fictionnel, le laboratoire de ses créations.

Vers le milieu des années vingt, elle se livre à un grand débat personnel pour déterminer si ce qu’elle écrit c’est le journal des faits ou le journal de l’âme. De toute évidence, elle voulait tenir le journal des faits, c’est-à-dire de la vie, mais elle s’est vite laisser déborder par cet égotisme qu’elle voulait garder à distance : « Comme cela m’intéresserait que ce journal puisse devenir un vrai journal intime : m’offrir la possibilité de constater les changements, de suivre le développement des humeurs. Mais pour cela il faudrait que j’y parle de l’âme ; et n’en ai-je pas banni l’âme quand je l’ai commencé ? Ce qui se passe, c’est que toujours, lorsque je m’apprête à écrire ce qui concerne l’âme, la vie s’interpose. » »

Boris Lehman2

 

« Je pense qu’en tournant son film, Boris ne reproduit pas mais “produit” sa propre vie. Dans un processus d’inversion chronologique-causale qui frise le paradoxe, le film peut être lu comme scénario en train de se faire de l’existence de son propre auteur. Voilà ainsi devoilé le vrai sens de “vivre est pour moi faire un film” : le cinéma devient l’acte générateur de la vie de son auteur. Double créativité? Créer une narration à travers la création de soi en train de (se) raconter? [...]

Il est le cinéma de la “compréhension”, vorace dans le vouloir tout englober et, dans le même temps et pour cette raison, destiné (et avec lui son auteur) à la fagocitation de la part de l’autre, du tout, du monde, qui induit une sorte de jeu (auto)cannibalistique à la fois (auto)ironique et cruel. S’explique ainsi comment et pourquoi l’auteur-acteur devient une figure christique soit dans l’action de se construire dans un rapport d’identité entre père et fils, soit dans le sens plus eucharistique du terme, c’est à dire dans l’acte de donner son propre corps et sa propre âme en repas à l’autre. »

Mario Brenta3

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