Une nouvelle bataille d’Hernani

Le film qui ne sera pas présenté au festival de Cannes : Farrebique

Farrebique ou les quatre saisons (Georges Rouquier, 1946)

La commission qui choisit les grands films français pour le festival international de Cannes a éliminé à une écrasante majorité Farrebique, vie d’une famille paysanne pendant les quatre saisons. Et c’est tout à fait normal ; sinon c’est qu’il y aurait quelque chose de changé dans le cinéma. Je me rappelle trop l’accueil professionnel fait en 1925, à La ligne générale d’Eisenstein : « Quel intérêt ? Il y a longtemps que nous avons des tracteurs en France… » Je me demande même si la commission aurait retenu dans ces films de spectacle, La bataille du rail quoi qu’elle comporte quelques acteurs professionnels heureusement authentifiés par de vrais cheminots – sans le succès considérable qui accueillit ce film dans les salles…

Actuellement, un film est considéré comme « spectacle » s’il présente au moins de l’action sur un thème plus ou moins gratuit, des dialogues inventés et le plus souvent parfaitement insipides malgré la torture à laquelle se sont soumis les scénaristes et les dialoguistes, des acteurs au jeu suffisamment appuyé pour être une parfaite illustration de sentiments qu’ils ne ressentent pas, des photos avec toute la gamme des gris, gris muraille, gris souris, gris gris, une mise en plaque qui permet de savoir à l’avance que la vedette retournera pour s’encadrer exactement le long de la courbe de la grosse branche de l’arbre. Lorsqu’un film n’est pas doté de tous ces attributs, il risque de passer pour un simple « documentaire ». C’est l’étiquette que l’on voulait coller au film de Georges Rouquier pour Farrebique, son premier film de long métrage. En effet, ce film ne comporte pas d’acteurs professionnels, mais de vrais paysans, pas de paysans inventés qui ont étudié devant glace comment on prend des allures paysannes avec recherche de fards pour avoir le teint paysan. La mise en scène y est particulièrement délicate, car rien n’est plus difficile que de faire jouer des non-professionnels en leur inculquant de ne pas « jouer » mais de refaire simplement devant la caméra les actes normaux de leur vie quotidienne. Car ce film n’est que du quotidien : pas de drame sophistiqués, de positions exceptionnelles, de mots d’auteurs. Rien que du banal : la naissance de l’enfant, la mort d’un vieux. On peut reprocher à ce film de n’avoir pas l’âpreté des films russes de l’époque révolutionnaire. C’était aussi des « documentaires » mais avec des paysans russes et pendant un changement de régime. Ici il ne s’agit que de paysans français – de tous les paysans français, car ce film en donne une synthèse – et dans un climat de petite vie française. Nous n’y pouvons rien s’ils parlent peu, si leurs phrases en patois sont des ellipses, s’ils ne font que suggérer… Une grande partie de la poésie qui jaillit de ce film tient à ce qui n’est pas dit, à ces visages dont la vie intérieure se laisse à peine deviner. Il fallait pour réaliser ce tour de force un metteur en scène imprégné de la vie des fermes et des champs. Rouquier avant de devenir linotypiste, passa son enfance parmi les travaux paysans et en partagea les soucis réguliers comme le soleil. Il vécut la lutte de chaque instant avec le sol, avec le bétail, avec les éléments, avec l’homme et sa routine. Il jouit pleinement de tous les contacts de la nature dont il dégage à chaque instant la beauté bienveillante ou malveillante, vie ou mort. Ses souvenirs, il en tapisse le film, il en tisse ses personnages, magnifiquement campés avec rien. Il suffit de voir un de ses acteurs pendant quelques secondes pour le ressentir complètement. Tout est direct. Cependant, il s’agit bien d’acteurs, car certains représentent un personnage qui n’était pas le leur : le voisin n’était pas le voisin et il n’a jamais empêché l’électricité d’arriver à la ferme de Farrebique. Le notaire est un ancien agent d’assurances. Mais de grand-père est le vrai grand-père, et tout la famille est à sa place.

Lorsque Jean Vigo réalisa Zéro de conduite – et je parle de Vigo non seulement parce que Rouquier me paraît être le successeur d’un de nos plus authentiques metteurs en scène, mais parce Zéro de conduite contient l’enfance de Vigo, comme Farrebique contient l’enfance de Rouquier, et aussi parce qu’il n’y avait pratiquement pas non plus d’acteurs professionnels dans Zéro de conduite, – lorsque donc Jean Vigo voulut réaliser son film, il cherchait des acteurs parmi les personnages de la vie courante. Ainsi, rencontrant son gérant à qui il devait plusieurs termes et qui lui en faisait la remarque, Vigo lui dit : « Vous m’avez déjà entretenu de ce sujet, mais je vois que nous ne nous comprenons pas ; jouez dans mon film et nous serons quittes… », et le gérant tint remarquablement le rôle de surveillant général.

Si Vigo est cruel (envers les persécuteurs ; car il subit dans son enfance la cruauté humaine), chez Rouquier, dont l’enfance quoique dure ne subit point pareille école, la poésie fuse, domine incessamment, effaçant tout aspect revendicatif ; les qualitatifs les moins flatteurs qu’impliquent certains de ses personnages sont toujours tempérés de bienveillance. Mais tous deux sont sains de cœur et d’esprit et défendent la vie contre tout scepticisme.

Quant à la réalisation de Farrebique, elle présente une persévérance extrême, car tourner dans l’Aveyron en 1944 le rythme d’une année de pleine brousse campagnarde, sans essence, loin de tout développement, sans projection pour connaître le résultat des prises de vue, avec la pellicule au compte-goutte, c ‘était une gageure. Il y aurait un beau livre à écrire sur cette entreprise.

Et sur le désespoir de Rouquier qui avait fixé à demeure un appareil automatique pour filmer image par image l’évolution d’un pommier – devant le seul pommier qui, dans tout le verger, ne fleurisse pas cette année…

Les saisissants raccourcis claquent au passage, telle la scène du grand-père étourdi de fatigue pendant la moisson, scène à laquelle succède le transport d’un corps à la ferme, mais c’est le corps du jeune qui est tombé de la meule. Je ne connais qu’une ellipse pareille : Hardy confie à Laurel qu’ils vont devenir riches et on les voit sortir d’une droguerie avec tout ce qu’il faut pour fabriquer de la bière ; dans la vue suivante ils entrent en prison.

Et la séquence du printemps : les chevaux frottent l’un à l’autre leurs naseaux fumants, un taureau bondit, l’homme ramasse par terre sa faux tout en lorgnant la fille qui est en haut de l’échelle, un épi se développe, des enfants caressent une chienne qui allaite, une rose s’épanouit pendant que jaillit un cri, un enfant naît. Car on avait poussé le souci de la vérité jusqu’à faire vraiment un gosse pour ce film.

On pourrait taxer tout cela d’impressionnisme, cependant rien n’est moins fabriqué. D’ailleurs tout ce film est du folklore. Ce qui s’y trouve devait y être parce que c’est comme cela que ça se passe. La lune, c’est la vraie lune et non le soleil pris sur un écran rouge, et ça se sent. Les bruits ne sont pas fabriqués avec des enregistrements de disques et des bruiteurs patentés qui se tapent sur les cuisses pour imiter le galop du cheval. Ne dites pas que ces exactitudes sont inutiles… Au début de la radio, quand elle s’appelait encore la « téesseff », une émission étrangère interrompait en plein son excellent orchestre nocturne parce qu’un micro transporté dans les bois venait de capter le chant du rossignol ; pendant un quart d’heure on n’entendait rien du tout, puis brusquement la roulade merveilleuse et à ce moment on sentait la forêt. Evidemment, certains auditeurs trouvaient cela une mauvaise plaisanterie. Eh bien, tous les bruits de nuit dans Farrebique ont été pris la nuit en on ne peut s’y tromper…

Il faut des films pour tous les goûts et je ne veux pas médire des films de littérature, de théâtre ou d’opérette, ni du bavard en général. Mais il est bon que de temps en temps sorte un film qui satisfasse les amateurs de cinéma et ne vienne pas augmenter la confusion des genres ni renforcer l’esthétisme dans lequel on enfarine le public, qui ne demande que cela – jusqu’au jour où il pourra suffisamment comparer. Farrebique n’est pas un film sans lendemain, c’est un chef de file. Et on peut concevoir bien d’autre sujets traités d’une manière semblable, avec un style de plus en plus précis et des interventions du dramatique ou du comique si le sujet l’implique véritablement. Je vous ferai grâce des critiques que l’on peut faire à Farrebique naturellement, en grand amateur, pour montrer qu’on connaît le métier… Le bataille pour Farrebique est une nouvelle bataille d’Hernani, mais ici ce sont les classiques qui veulent renouer la tradition cinématographique perdue sous les accumulations d’un romantisme de quincaillerie à imagerie verbeuse ou les mondiales perfections techniques newyorkmiamiades.

Ce texte a paru dans Les Etoiles, 24 septembre 1946.

Avec l’aimable autorisation des Archives Jean Painlevé

ARTICLE
13.12.2017
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