Prisma #55

L’ordre (Malo Aguettant, Maurice Born & Jean-Daniel Pollet, 1973)

Il m’arrive de revoir L’ordre (Jean-Daniel Pollet, Malo Aguettant et Maurice Born, 1973). De toutes les voix que j’y entends, celle de Epaminondas Remoundakis (E.R.) dégage encore une colère intacte. Le timbre si particulier de cette voix a l’effet d’un coup de rasoir qui fend un œil. Sa tessiture et sa cadence suggèrent la violence brutale infligée à celles et ceux qui – comme E.R. – étaient lépreux.

Traqué, chassé d’Athènes où il étudiait le droit, ce rescapé fut reclus de force pendant 36 ans sur l’île de Spinalonga, en Crète – comme tant d’autres lépreux dès 1904. Banni du monde, il fixe la caméra de ses yeux blanchis par la cécité. J-D Pollet le cadre de face, en gros plan. Ce dernier dira n’avoir compris les mots acérés de son témoin que plus tard, au montage. Mais que l’on ne s’y trompe pas : dans L’ordre, la sonorité de cette voix est déjà peine et révolte, colère et indignation, cri et appel – avant même qu'on ne comprenne le grec ou qu’on ne lise les sous-titres. J’aime croire que c’est précisément cette voix enrouée — musique dissonante d’une injustice devenue onde sonore, trace et expression d’un réel — qui guide la mise en scène de J-D Pollet. J’aime croire que c’est cette même voix qui irradie la caméra intranquille que je vois bouger et qui transforme les espaces filmés en labyrinthes de douleur.

L’île de Spinalonga cessa d’être une prison à ciel ouvert en 1957. En 1973 l’indignation de E.R. est encore vive, incandescente. Face à J-D Pollet, il manie la parole comme les escrimeurs manient l'épée. Le récit qu’il fait de sa vie de condamné à perpétuité sans avoir commis de délits est poignant. Son analyse du monde du dehors – le nôtre – est sans concessions. Ses invectives fusent ! Il dit : « Un jour vous deviendrez vous-même des détersifs et vous habiterez dans les ordures. »

Cette voix – forme sonore d’un corps singulier – n’a de cesse de dire à quel point l’injustice subie par tous les lépreux, par tous les malades, est une blessure que le monde s’est infligé à lui-même.

PRISMA
04.09.2024
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The Prisma section is a series of short reflections on cinema. A Prisma always has the same length – exactly 2000 characters – and is accompanied by one image. It is a short-distance exercise, a miniature text in which one detail or element is refracted into the spectrum of a larger idea or observation.
La rubrique Prisma est une série de courtes réflexions sur le cinéma. Tous les Prisma ont la même longueur – exactement 2000 caractères – et sont accompagnés d'une seule image. Exercices à courte distance, les Prisma consistent en un texte miniature dans lequel un détail ou élément se détache du spectre d'une penséée ou observation plus large.
De Prisma-rubriek is een reeks korte reflecties over cinema. Een Prisma heeft altijd dezelfde lengte – precies 2000 tekens – en wordt begeleid door één beeld. Een Prisma is een oefening op de korte afstand, een miniatuurtekst waarin één detail of element in het spectrum van een grotere gedachte of observatie breekt.

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