Andrei Tarkovski sur Le miroir
Jacques Fieschi et Dominique Maillet : Dans votre film, une mémoire collective semble constamment prendre le relais d’une mémoire individuelle.
Andrei Tarkovski : C’est d'abord un simple problème de construction. S’il n’y avait pas des épisodes lies à ce que vous appelez « mémoire collective », le film eut été incompréhensible. On ne peut saisir l’épisode de l’imprimerie, par exemple, si on oublie de dater l’époque de son déroulement. De mémé, l’épisode avec le soldat qui apprend à tirer aux enfants n’aurait pas de sens sans les images de Crimée juste après. Mais là n’est pas le plus important. Nous estimons n’avoir pas le droit de séparer les évènements privés de ceux qui ont une dimension historique. La liaison de la mémoire individuelle et de l’Histoire est le sujet même du film. A première vue, le destin de cette famille n’est absolument pas typique, pas même d’une famille appartenant à l’intelligentsia. Mais j’ai, sur ce point, une conviction très nette : je crois que l’archétype se manifeste avec le plus de force lorsqu’il devient concret, individuel et unique. L’insertion des documents historiques obéit aussi à un autre principe de connexion. Ainsi toujours ce soldat, pédagogue nul dont les enfants se moquent cruellement. Tout ce qu’il sait faire, c’est sacrifier sa vie pour eux. Il pourrait faire partie des gens qu’on voit juste après, dans l’épisode documentaire. Même chose pour les Espagnols, ceux qui ont grandi en Union Soviétique et qui ont reçu une seconde patrie. Leur drame, résultat de la guerre civile espagnole, repose sur un dualisme tragique : il leur est possible de retourner dans leur lieu d’origine, mais pourtant ils ne peuvent accomplir ce départ. Ce conflit exprime, dans une certaine mesure, l’idée générale du film, cet état d’amour en suspens. On n’a pas le choix. On a la liberté́, mais pas le choix. C’est un problème spirituel et éthique : la notion de liberté est repoussée par l’exigence morale. Donc, si je touche des problèmes historiques, c’est uniquement en liaison avec la pensée générale qui m’occupe. Et c’est ce qui gouverne aussi les citations, la lecture de la lettre de Pouchkine, les livres sur Léonard de Vinci et la présence de la musique classique.
Quel choix avez-vous souhaité opérer dans les documents d’actualité ?
J’essayais de trouver la correspondance la plus étroite avec le projet entrepris. Je traitais le thème de la maison, de la famille perdue, de l’enfance. Or, je ne sais rien de plus dramatique que le départ des enfants espagnols pour l’Union Soviétique, s’embarquant pour Odessa en 1938. Nous avons vécu une situation semblable au début de la guerre, le 22 juin 1941, quand unè grande quantité d’enfants russes étaient dans des camps de prisonniers. Plus de la moité d’entre eux n’ont toujours pas retrouvé leurs parents aujourd’hui, si toutefois ils sont vivants... J’ai visionné beaucoup de documents sur la guerre, soviétiques ou allemands. J’ai, avant tout, recherché le complet développement temporel d’un épisode où l’opérateur a filmé la scène jusqu’à ce que la pellicule s’arrête, et c’est très rare dans les documents de guerre ; en fait, celui que j’ai choisi est le seul document de guerre qui ait fait l’objet de cette continuité.
Vous vouliez que l’extrait documentaire soit une fiction en lui-même ?
C’était le seul matériau possible pour le type de montage souhaité. L’opérateur qui a réalisé ce document, ou cet épisode – car on peut l’appeler épisode –, est très connu dans notre pays et a été tué le même jour, au même endroit, par la mitrailleuse d’un avion. Après avoir fouillé des dizaines de kilomètres de pellicule, nous n’avons pas trouvé un épisode plus achevé que celui-ci.
Chaque épisode du film a donc sa référence historique précise.
C’est vrai, mais la raison n’est pas qu’utilitaire. Les deux niveaux devaient se lier de façon poétique, l’état d’âme du personnage devait en sortir enrichie. Ainsi, quand l’enfant manifeste son refus au soldat qui veut l’éduquer, le montage montre ensuite ce qui est là situé potentiellement : la victoire, la Chine, l’explosion de la bombe atomique. Cette liaison donne une intonation précise au souvenir de l'auteur.
L’épisode espagnol est-il comme un raccourci exemplaire du thème ?
Non, il n’en est qu’un aspect. Aucun épisode ne saurait symboliser le film. Mais il exprime cette intonation particulière de l’amour et du devoir, cette série de rapports qu’on ne peut démêler. L’aspect moral, encore une fois : les conditions juridiques donnent aujourd’hui à ces espagnols la possibilité de décider de leur avenir et, pourtant, ils ne peuvent pas le faire...
Le point de vue subjectif du récit peut-il s’apparenter à un mode proustien de narration et d’évocation ?
Proust, c’est de la prose...
Dans tout ce que ce genre d’analogie peut avoir de limitatif. Je pense surtout au point de départ fréquent de la sensation dans votre film.
Proust est intéressé par le souvenir comme une quête d’identité, il entend trouver ses forces en lui-même, il cherche la source et les racines, il veut définir sa place dans cette construction. Mon film serait plutôt fait pour se débarrasser de divers complexes. Mais, dans mon film, les raisons de s’adresser au passé sont très différentes, comme une tentative de régler les dettes à payer à ses parents, ses proches, ses enfants, sa femme, si toutefois c'est possible...
Comme une tentative de liquidation ?
C’est une expérience impossible à conduire, mais nécessaire à tenter. C’est ce que le héros du dernier film de Bresson n’éprouve pas. Il n’a ni devoir, ni dette, ni racine, ni avenir. Ceci dit, je n’oppose pas mon film à celui de Bresson que j’admire infiniment.
Votre film est autobiographique. Vous étiez-vous déjà, dans Andrei Rublev, projeté dans le personnage ?
Il y a, dans Rublev, un épisode où je peux dire que j’envie le personnage, c’est celui de la fin, avec la cloche. Je crois que le chemin suivi par Boris, qui réalise cette cloche sans savoir le résultat éventuel de son effort, est le seul authentique. Compter d’avance sur le succès, calculer ou prévoir les rapports avec le spectateur me semble infiniment plus risqué que la fidélité à soi-même. Il n’y a que des intonations autobiographiques dans Rublev : après la conversation initiale avec la femme, tandis qu’il se promène dans la forêt au printemps, Andrei découvre sa dépendance vis-à-vis de la nature. Cet élément n’était peut-être pas primordial dans sa vie, pour moi il est décisif.
Vous avez dit : « Cette combustion de l’âme de l’artiste au nom de l’idée qui le tourmente et l’épuise jusqu’au bout est la chose la plus importante. »
Je ne prétends pas atteindre à de telles hauteurs... Il s’agit d’un principe idéal. Andrei Rublev qui peignait ses icônes seul dans une cellule, qui n’avait pas le droit de peindre puisqu’il était fâché avec l’un des moines, devait se trouver dans un silence spirituel complet. Hélas, nous vivons dans une autre époque. Pourtant, toute personne qui voudrait porter le nom d’artiste essaie d’atteindre cet état, consciemment ou inconsciemment. Voilà pourquoi je mets mon nom sous cette phrase, même si elle n’exprime qu’une pure idée sur le statut de l’artiste.
Dans Le miroir [Zerkalo], il y a toute une série de petites fictions qui ne sont pas forcément centralisées. Quels ont été vos problèmes de structure interne ?
Le film est une fable dont le conteur tombe gravement malade. Il veut seulement qu’on lui fiche la paix. Quand on lui dit qu’il ne peut prétendre un instant à ce silence, que sa mère va le lui reprocher s’il n’y met pas un terme, il se souvient à ce moment précis des épisodes montrés dans le film. Tous les épisodes sont liés au personnage de la femme, sans le conteur ou avec lui. C’est la maladie qui lui fait évoquer sa vie sous cette forme. Ça le ramène à l’humiliation de sa mère, son héroïsme inaperçu et anonyme. Il est dans l’état d’un homme qui vit des moments ultimes, où l’on n’a pas le temps d’expliquer aux autres.
Comme le sentiment d’un « trop tard » ?
Pas seulement. Il a une conversation avec sa femme Natalia où elle lui dit : « Pourquoi ne téléphones-tu pas à ta mère, pourquoi ne t’excuses-tu pas ? Tu es fautif. » Il lui répond : « Je ne suis pas coupable. C’est elle qui considère savoir mieux que moi ce que je dois faire pour être heureux. La distance entre elle et moi est de plus en plus grande et je n’y peux rien. » Cela aussi explique l’état du personnage. L’avant-dernier épisode aurait pu être placé au début, tout de suite après le générique, c’est ce qui était indiqué dans le brouillon du montage initial. Mais je n'ai pas voulu encore compliquer la forme.
Quelle valeur d’exergue attribuer à la scène de l’adolescent autiste qu'on rééduque ?
C’est très simple. Dans Le miroir, je traite pour la première fois un sujet qui raconte littéralement une histoire vécue. Or, ça fait peur d’évoquer des sensations personnelles qui seront ensuite jugées au tribunal du spectateur. Cela correspond au moment où l'onse force à parler. A-t-on raison en faisant du spectateur le voyeur de ses problèmes personnels ? Est-il certain qu'une histoire de ce type puisse exprimer quelque chose de plus général ? La scène avec l'adolescent exprime le franchissement de la barrière qu'on doit accomplir pour réaliser ce type de confession.
Cette prise de parole est suscitée par une hypnose.
Cet épisode, tourné en studio, est une véritable séance de psychothérapie avec une femme-médecin de Kharkov et un jeune homme qui ne parlait pas jusque là. J’y ai recherché une valeur documentaire.
On voit un enfant allumer la télévision, puis les deux personnages. Voulez-vous ainsi concrétiser la mise en route du récit en images ?
De sorte, c'est l'auteur lui-même qui parle. Il ne s'agit pas d'un personnage dramaturgique, mais plutôt d'une espèce de raisonneur.
Votre film revendique une trame culturelle faite de citations et de rappels.
Toutes ces citations, liées à Pouchkine, Léonard, Bach ou Purcell, ne sont pas placées là décorativement. J'y ai recours comme matériau de la réalité́ même.
Comme des aspects parmi d'autres de la reconstruction biographique ?
Le drame de notre temps est en grande partie le fruit de notre analphabétisme total. Je reviens au personnage du Diable probablement : s'il était un peu plus cultivé, il ne passerait pas sa vie à contempler son nombril et n'aurait pas ce genre de tentation. En général, nous faisons tous semblant d'être informés, alors qu'en fait nous ignorons tous des gens qui ont vécu i l y a deux ou trois siècles. C'est aussi une façon de quitter la vie : se contenter d'utiliser ces éléments do savoir sans qu'ils participent vraiment de notre vie. Pour mon film, on m‘a dit : « Mais qui se souvient de la lettre de Pouchkine ? Qui peut faire la liaison entre Purcell et Bach ? » Là n'est pas l'important. Il ne s'agissait pas de sauter élégamment entre des jalons culturels pour faire croire que l'on sait tout. Ces références ne sont pas pour moi que des racines très concrètes. Elles constituent également un reproche, adressé à ceux qui utilisent la culture pour faire la seule démonstration de leur savoir, face à la sauvagerie analphabète.
Votre film agit comme un appel aux sens, suscite l'émotivité́ directe du spectateur.
Oui, nous avons essayé de faire le film sur ce type de construction. Nous n'avons pas voulu charger le personnage, ou trop l'expliquer, lui donner une identité finale. Autrement, le sens serait sorti comme les ressorts d'un vieux divan éventré, comme dirait Marx ! Le sens doit être dissimulé comme les ressorts d'un divan.
J'aurais souhaité le faire, et suis catégoriquement opposé à ce principe qui veut que le cinéma soit une culture de masse. Ce qui s'affirme comme art tend par définition à l'élitisme. Sinon, c'est le tout-venant démocratique.
Est-ce que l'accueil de vos films à l'étranger vous a aidé à poursuivre votre carrière ?
C'était d‘abord très inattendu. Le succès de mon premier film L’enfance d’Ivan [Ivanovo detstvo] à l'étranger en a été la première pierre.
Quels sont les cinéastes que vous admirez ?
En Union Soviétique : Dovjenko, Parajanov, Iosseliani, c'est déjà beaucoup ! En France, Bresson avant tout. En Italie : Fellini, et au Japon : Mizoguchi.
Pas de cinéastes américains ?
John Ford seulement.
Ce texte a été publié originalement dans Cinématographe 35, février 1978.
Un grand merci à Dominique Maillet