Chris Marker en quête de notre révolution
On ne définirait rien en disant que Le fond de l’air est rouge (1977) est un film de montage sur les événements de ces dix dernières années. Rien de ce qui a été fait jusqu’ici ne ressemble à l’entreprise que Chris Marker vient de terminer. Ce qu’il a demandé au montage, ce n’est pas une histoire des événements, c’est sur ces événements une réflexion en images. Dans ce film de quatre heures il a appelé ou rappelé à lui tout ce qui a pu soulever nos espoirs et nos colères, comme pour faire le bilan d’une conscience politique commune à tous ceux qui, d’une manière ou d’une autre, ont cru et croient à la révolution. Ce propos il l’annonce dès le début par des images du Potemkine (1925) (unifiées avec le reste du film par de très beaux virages roux) s’entrelaçant avec des images récentes (les escaliers d’Odessa par exemple avec d’autres répressions) à la fois sans doute (puisqu’il s’agit de 1905) pour mettre en parallèle les sursauts d’aujourd’hui avec les débuts également fragiles d’une autre révolution pour souligner la nostalgie de l’expérience russe qui continue à dominer la conscience politique d’aujourd’hui.
Les mains fragiles, c’est le titre de la première partie. Il sort d’une banderole aperçue dans une manif de 68 (ou peut-être de 67) : « Les ouvriers reprendront le drapeau de la lutte des mains fragiles des étudiants ». C’est donc en premier lieu au mouvement de 1968 que s’applique ce titre. Mais le film remonte en arrière. A la guerre du Vietnam d’abord, car « c’est le Vietnam qui a tout cristallisé ». Mais aussi par exemple à la guérilla d’Amérique latine telle qu’elle se présentait quand Fidel Castro soutenait Douglas Bravo au Venezuela contre les communistes légalistes ou telle qu’elle s’imposait à la réflexion du monde au temps de Che Guevara : fragile aussi cette action révolutionnaire où la guérilla risquait d’être « un fer de lance sans lance ». Ces quelques années devaient aboutir à l’apparition d’« une race étrange d’adolescents » qui allait faire 1968. De mai 68 en France Chris Marker – mis à part l’enregistrement des émissions de radio de la nuit des barricades – ne retient pas les aspects sensationnels. Il rend plutôt compte des affrontements d’idées ou de passions : Geismar contre le recteur Capelle, Seguy contre les gauchistes, ouvriers et étudiants à la grille de Citroën…
Que la seconde partie du film s’intitule Les mains coupées signifie assez qu’elle est marquée par le reflux de nos espoirs depuis mai 68. Et d’abord par la sombre leçon de la Tchécoslovaquie. Dès le début les chars soviétiques occupant Prague avec un amer retour dans le passé sur ces autres chars soviétiques qui libérèrent des Allemands la même Prague. Plus loin une très belle interview de Zatopek, image exemplaire d’un courage d’honnête homme exempt de tout pathos. Plus loin encore, grand moment dans le film, les funérailles de Jan Pallach : de brusques arrêts sur images, un arrêt du son établissent le recueillement, appellent l’émotion. A partir de ces faits proches de nous un regard en arrière donne le branle à la réflexion sur un passé plus éloigné mais encore mais encore brûlant, le stalinisme qui nous a « coupé les mains » : à l’interprétation officielle du P.C.F. aujourd’hui, donnée par Georges Marchais est confronté celle plus pénétrante et plus souple d’Ellenstein, celle plus radicale de Semprun. L’événement qui, aussi dramatiquement que Prague a contribué à « couper les mains », le drame du Chili tient moins de place dans le film qu’on l’aurait attendu : aucune image de la contre-révolution chilienne, mais un très beau discours d’Allende appelant ses concitoyens à plus de civisme, une déclaration ronflante, béatement optimiste de Marchais à qui le recul du temps donne une coloration d’humour noir involontaire et, après le désastre un meeting à la Havanne où parle Beatrice Allende : ici encore des documents qui donnent à réfléchir plus encore qu’à voir. Hors de cette grande dimension historique s’égrènent des faits qui chaque jour à travers le monde ont pu nourrir notre espoir souvent sans lendemain ou notre peine : la mort de Pierre Overney et les réactions sectaires de la C.G.T., l’institutionnalisation de la révolution cubaine avec le premier congrès du parti communiste cubain, son cérémonial compassé et ses litanies dévotes.
Tout au long du film Chris Marker saute d’un pays à l’autre comme pour faire sentir l’unité du monde dans les grandes pulsations de l’histoire. Il remonte en arrière d’un temps à un autre pour chercher les racines de notre présent. Et, à chaque fois, il glisse d’un document à l’autre dans un cheminement qui n’a rien de didactique mais suit la libre démarche d’une réflexion : ainsi par exemple l’interview de l’athlète Zatopek appelle de vielles images des jeux olympiques d’Helsinki où Marker a le plus souvent renoncé à son ancienne brillance, à ces traits d’esprit dans lesquels pourtant il excellait autrefois. Il a renoncé aussi aux envolées lyriques. Le ton est grave. Le commentaire est économe comme pour laisser parler le document.
Il y a là certes un respect des faits qui est en même temps respect du spectateur. Rien pourtant de cette gymnastique que certains nous proposent sous le faux nom d’objectivité, de ce confortable équilibre du chaud et du froid qui fait le bonheur des tièdes. Quand le film montre au tout début des aviateurs américains dans le ciel du Vietnam, ce n’est pas pour nous attendrir sur les servitudes et grandeurs militaires ; les propos que tiennent les aviateurs mettent à nu, sans ambiguïté possible, un cynisme terrifiant. Quand apparaissent les ébats de Giscard, le jubilé du shah de Perse ou les Grands de ce monde aux funérailles de Pompidou, c’est pour désigner du doigt l’ennemi. Pour Marker, une fois pour toute « le fond de l’air est rouge ». C’est seulement entre ceux qui se réclament de ce rouge – Overney et Seguy, le Che et le Secrétaire du P.C. bolivien – que des documents affrontés posent une alternative. Ici le parti n’est pas pris une fois pour toutes, c’est à chaque fois que de cet affrontement ressort un choix. C’est-à-dire que la démarche même du film s’identifie à celle de la réflexion politique de Chris Marker – la réflexion de ceux qui ont choisi leur camp, mais s’interrogent, jour après jour et devant chaque événement regardé en face, sur le meilleur chemin pour faire triompher ce camp et en même temps préserver l’idéal dont il est porteur. Ici il y a une objectivité qui consiste à refuser les slogans et les illusions. Mais l’objectivité de Chris Marker est, comme il la définissait déjà au temps du Joli mai (1963), « une objectivité passionnée ».
Pourtant il paraît bien y avoir chez Chris Marker une retombée de la passion. Je n’aime pas le ton supérieur dont il parle de mai 68 : même si elle n’a allumé que les brûlots d’une fête sans lendemain politique, l’étincelle de 68 a durablement « impressionné » les esprits, transformé le tempérament de la nation et cela ne devrait pas être traité par le mépris. Je souffre quand il retourne en dérision l’émotion qu’il nous a apportée jadis de la manifestation du Pentagone… Mais il est vrai que ce Chris Marker désabusé complète l’image du temps des mains coupés.
Image de Le fond de l’air est rouge (Chris Marker, 1977)
Un grand merci à Lucien Logette.
Ce texte a été publié originellement dans Jeune cinéma, no. 107, (décembre 1977 - janvier 1978).